Jeudi 12 décembre 2019, branle-bas de combat dans le plus célèbre pénitencier en Algérie, El Harrach, sis dans la capitale. Le directeur de cette prison court dans tous les sens, rassemble ses collaborateurs, et demande des nouvelles d’un jeune homme qui porte le même patronyme que Abdelmadjid Tebboune, qui venait ce jour-là d’être proclamé président de la République algérienne.
Comme dans ce pénitencier les détenus sont désignés par une suite de chiffres, l’adjoint du directeur s’enquiert du numéro de la personne recherchée. «C’est le numéro 1», martèle le directeur du pénitencier. Son adjoint comprend vite l’importance du détenu, car El Harrach s’était transformé, en cette année 2019, en véritable who’s who des personnalités prestigieuses en Algérie. A côté de deux anciens Premiers ministres, Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, d’hommes d’affaires milliardaires comme Issab Rebrab, Ali Haddad et les frères Kouninef et de l’ancien secrétaire général du FLN, le parti-Etat en Algérie, Djamel Ould Abbès, Khaled Tebboune faisait pâle figure, il y avait quelques jours encore.
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L’élection de son père à la tête de l’Etat algérien a changé le statut du détenu Khaled Tebboune, incarcéré depuis le 20 juin 2018, à El Harrach. Il est devenu le VIP à soigner au sein de cette galerie prestigieuse de hautes personnalités. Et en termes de soins, le directeur du pénitencier a pris le mot à la lettre. Il a ordonné d’aménager un loft dans l’infirmerie pour accueillir «le fils du président». Son adjoint a balbutié alors, d’une voix inaudible, que cela risquait de réduire la capacité d’accueil de l’infirmerie. «Il ne restera pas longtemps!», a répondu sèchement le directeur.
Le directeur d’El Harrach connaît bien son pays. Car peu de temps après avoir été admis à l’infirmerie, Khaled Tebboune est acquitté le 26 février 2020 par le juge du tribunal de Sidi M’Hamed, malgré les lourds chefs d’accusation retenus contre lui: «trafic d’influence», «abus de fonction», «corruption» et «perception d’indus cadeaux» dans l’affaire dite El Bouchi. Cette affaire est relative à la saisie d’une cargaison 701 kg de cocaïne dans le port d’Oran au mois de mai 2018, importée par Kamel Chikhi, dit El Bouchi (littéralement «le boucher»).
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Dans cette affaire, il était reproché à Khaled Tebboune d’avoir profité du statut de son père, qui occupait alors le poste de ministre de l’Habitat, pour aider El Bouchi à obtenir un terrain en vue d’y construire un hôtel, à l’est d’Alger.
A Sidi M’Hamed, devant un juge qui opinait du menton à chaque mot qui sortait de la bouche du fils du président, Khaled Tebboune n’avait retenu des chefs d’accusation que la «perception d’indus cadeaux». «J’ai rencontré El Bouchi pour prendre un café… Et c’est inconcevable de passer 18 mois en prison pour deux bouteilles de parfum», s’était-il indigné. Tout ce grabuge pour deux bouteilles de parfum! C’est à peine si ce juge n’avait pas alors présenté ses excuses à Khaled Tebboune, tout en l’acquittant, alors même que des enregistrements vidéos laissaient peu de doutes sur la nature de la relation du fils cadet du président avec El Bouchi.
Avant que Khaled Tebboune ne soit acquitté, la Cour suprême avait déjà pré-mâché le boulot au juge du tribunal de Sidi M’hamed en prenant soin de corriger, le 22 janvier, les faits qui étaient reprochés au prévenu. C’est que toute la machine judiciaire s’était mise en marche, dans des délais inédits, pour soustraire le fils du président des filets des activités immobilières d’El Bouchi. Dérogeant au devoir d’impartialité qu’il est tenu d’observer et à la dignité inhérente à la fonction présidentielle, Abdelmadjid Tebboune n’avait pas hésité à user de son pouvoir pour clore le dossier judiciaire de son fils Khaled, passant outre la réaction indignée de l’opinion publique.
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Cette intervention d'Abdelmajid Tebboune en faveur de son fils Khaled n’est en fait que l’arbre qui cache la forêt. Car le président est l’heureux papa de cinq enfants, et chacun d’eux exige son lot de privilèges et de passe-droits. De telle sorte que le début du mandat du nouveau président algérien a rimé avec des faits de prévarication, de clientélisme et de concussion. Abdelmadjid Tebboune n’a même pas attendu quelques semaines pour poser les jalons d’un remake des beaux jours de l’ère Bouteflika, caractérisé par la mainmise sur le pays d’une clique d’hommes d’affaire et de politiques, entièrement dévoués au culte de la personnalité du chef de l’Etat.
Le nouveau président ne déroge pas, en effet, au mode de gestion clanique des affaires de l’Etat qui était en vigueur, durant les quatre mandats de son prédécesseur. Les enfants de Abdelmadjid Tebboune semblent déterminés à peser lourdement sur la gestion du pays. Et ce, tous autant qu’ils sont: Khaled (qui a montré l’étendue de ses prédispositions avec El Bouchi), Mohamed (d’ores et déjà conseiller de son père), Saloua (l’enfant gâtée, chouchoute de son papa) et Maha, qui fait preuve d’une disposition naturelle à placer son entourage dans des postes-clés et partage avec son frère aîné, Salaheddine Ilyes, une même passion pour les berlines présidentielles.
Mohamed Tebboune, le conseillerSi Saïd Bouteflika avait mis des années avant de s’affirmer comme ce puissant vizir qui avait toute l’oreille de son frère, Mohamed Tebboune a, d’emblée, été associé par son père à la gestion des affaires de l’Etat. Ce novice a été chargé par le président d’une mission hautement stratégique: Mohamed Tebboune s’est vu confier la délicate mission de coordonnateur, avec les proches collaborateurs de son père, afin d’évaluer le travail des membres du gouvernement, dans la perspective de la composition du nouvel exécutif dirigé par Abdelaziz Djerad.
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Mohamed Tebboune, vrai néophyte, se voit ainsi attribuer le pouvoir de noter des ministres, et même de proposer de les démettre de leur fonction. C’est ce qui s’appelle faire une entrée fracassante en politique.
L’inexpérience du fils n’est pas un handicap pour le père. La preuve, le président algérien a confié à son fils une autre mission sensible : prendre attache avec les forces vives de la société algérienne en vue de repérer les profils aptes à assumer des postes de responsabilité, particulièrement parmi les intellectuels et les jeunes. Mohamed Tebboune est devenu en six mois un chasseur de têtes, doté du pouvoir de les placer à des postes stratégiques.
Ce fils n’intervient pas seulement dans la gestion des affaires de l’Etat. Il a aussi un faible pour le milieu des affaires. Les hommes d’affaires algériens et étrangers, notamment les Turcs, ont vite compris toute l’importance que ce conseiller en herbe avait prise en l’espace de quelques mois seulement. «Il susurre déjà à l’oreille de son père pour l’octroi de juteux marchés publics», confie, contactée par Le360, une source à Alger.
Saloua Tebboune, la faiseuse de carrièresAdulée par son papa, qui ne lui refuse rien, Saloua Tebboune s’est vite distinguée par sa propension à intervenir dans les nominations à des postes supérieurs dans les administrations et les établissements publics. A tel point que des proches collaborateurs du chef de l’Etat ont compris que la voie la plus sûre pour placer les leurs dans la fonction publique passait nécessairement par cette fille du président.
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Une source à Alger nous rapporte ainsi cet épisode édifiant sur le pouvoir dont est désormais créditée Saloua Tebboune. Le secrétaire particulier de Abdelmadjid Tebboune, qui porte le patronyme de Amirouche, avait sollicité Saloua Tebboune pour plaider auprès de son père le dossier de l’un de ses proches, «injustement évincé». Il s’agit, poursuit notre source, de Rachid Nadil, ancien PDG de la société nationale de commercialisation et de distribution de produits pétroliers «Naftal», une filiale de la Sonatrach.
Nadil avait été remercié et remplacé, le 10 juin 2019, par Belkacem Harchaoui, ex-directeur général de la compagnie nationale «Tassili Airlines». Amirouche avait alors eu cet argument imparable pour sensibiliser Saloua Tebboune à sa requête: Rachid Nadil avait été un fervent soutien de la campagne électorale menée par Abdelmadjid Tebboune, alors candidat à la magistrature suprême de son pays. «Et en dépit des résultats satisfaisants qu’il a réalisés à “Naftal“, il a été éconduit, suite à une décision prise sans concertation avec le ministre de l’Energie».
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Par ailleurs, Saloua Tebboune veut que son statut de fille du président s’accompagne de faveurs à la hauteur du rang qu’elle entend désormais occuper. Elle s’est ainsi plainte à sa maman qu’une voiture avec un chauffeur, en tenue correcte, n’ait pas été mise à sa disposition, bien qu’elle ait soumis, quelques jours auparavant, un dossier concernant cette requête au secrétaire particulier de son père. La mère a passé un coup de fil au secrétaire, qui était sans doute débordé par les affaires de l’Etat. Et ce dernier a accédé avec célérité au vœu de la fille chouchoutée, en mettant à sa disposition une berline appartenant à l’Etat algérien et un chauffeur rémunéré par l’argent public.
Maha et Salaheddine Ilyes Tebboune, un même traitement de faveurMaha, l’autre fille du président Tebboune, a les mêmes dispositions que sa sœur Saloua pour recommander des profils à des postes-clés dans la fonction publique. Cadre au ministère de l’Industrie, Maha Tebboune a désomais le bras long et n’agit vraiment pas dans la discrétion. Elle collecte les curriculum vitae parmi le cercle restreint de ses connaissances et les recommande à son papa pour des postes de responsabilité.
Selon notre source à Alger, Maha a attiré l’attention du président algérien sur l’abattement et la consternation qui se sont emparés de ses collègues, suite à la nomination de Ferhat Ait Ali à la tête du ministère de l’Industrie et des Mines. Elle s’est plainte à son papa de «l’ambiance délétère» qui prévalait sein de ce département, allant jusqu’à solliciter sa mutation au ministère des Relations avec le Parlement où l’ambiance serait plus «sympa».
Le président algérien a convaincu sa fille de rester à son poste, tout en lui recommandant de prendre ses distances avec Ferhat Ait Ali. Ce qui laisse supposer que les jours de ce ministre à la tête de ce département sont désormais comptés.
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Quant au fils aîné du président, Salaheddine Ilyes, il considère le parc automobile du palais d’El Mouradia comme la propriété de son père. Si sa sœur Saloua a demandé une berline avec chauffeur, Salaheddine Ilyes Tebboune s’estime, quant à lui, en droit de se servir dans le parc de la présidence autant qu’il le souhaite, en veillant bien entendu à tester les plus belles cylindrées.
En se servant de la sorte, Salaheddine Ilyes Tebboune estime qu’il est dans son plein droit, d’après son entourage. Il est convaincu que son statut de fils du président nécessite un traitement à la hauteur de la fonction et de l’image de son père. Il ne cache pas d’ailleurs son amertume de voir «des personnes de moindre rang», gravitant autour de son père, bénéficier d’indus avantages conséquents. C’est que Salaheddine Ilyes a, à la fois, de l’appétit et l’assurance de l’impunité. Les Algériens prendront bientôt la mesure de l’insatiabilité du fils aîné de leur président.
Khaled, Mohamed, Saloua, Maha et Salaheddine Ilyes Tebboune sont les doigts d’une seule main qui va peser lourdement sur la gestion de la chose publique, et de son corollaire, en Algérie: les affaires.