«Ya Tebboune arwah tedi ton melione»... Traduction littérale: «eh Tebboune, viens reprendre ton million»... Voilà ce qu’ont scandé des centaines de jeunes manifestants algériens, qui ont marché deux nuits consécutives dans les rues de la ville de Jijel. Dans ce chef-lieu de la Kabylie rebelle, les rangs des manifestants ont progressivement pris de plus en plus d'importance, au cours du week-end dernier. Les habitants ont bravé le couvre-feu nocturne pour dénoncer «ces voleurs qui ont pillé le pays» (soit, dans le texte, «klitou leblad ya serrakine»), et ont, avec virulence, dénoncé le gang de «La Casa d’El Mouradia».
Des cris de colère qui sont, au fond, très révélateurs de l’état d’esprit de la jeunesse algérienne. D’une part, «ya Tebboune rewah» exprime, en quelque sorte, le ras-le-bol de ces jeunes devant cette nouvelle phase de vacance du pouvoir que traverse le pays, caractérisée par les multiples absences du président Abdelmadjid Tebboune, pour des raisons de santé. Une situation qui rappelle douloureusement aux Algériens le quatrième et dernier mandat du président Bouteflika, qu’ils ont dû subir, un scénario qu’il ne veulent surtout pas revivre.
Après une première hospitalisation qui aura en tout duré plus de deux mois, du 28 octobre au 29 décembre 2020, voilà que le président a de nouveau disparu des écrans radars, en Allemagne, où il est encore actuellement soigné. Il y est retourné pour subir, officiellement, une intervention chirurgicale à son pied droit, le 10 janvier dernier. Dix jours plus tard, la présidence a annoncé à la fois le succès de cette opération, et un retour imminent de Abdelmadjid Tebboune. «Le président retournera en Algérie dans les prochains jours, dès qu’il aura obtenu l’aval de l’équipe médicale», a alors assuré un communiqué de la présidence algérienne, qui remonte au 20 janvier 2021.
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L’autre point à relever dans les slogans scandés par les manifestants de la wilaya de Jijel, est leur désenchantement quant à la capacité du régime à faire face à la crise économique et à ses répercussions sociales. Le «million» évoqué par les protestataires fait, en fait, référence à une prime, dérisoire, de 10.000 dinars, soit à peine l'équivalent de 62 euros, qui a été promise par le président algérien aux familles modestes, financièrement asphyxiées par les conséquences de la pandémie du Covid-19 et par la paralysie économique, née dans le sillage des mesures du confinement sanitaire.
Un collectif de syndicats algériens vient d'ailleurs de dénoncer la «dégradation» du climat social en Algérie, particulièrement avec la «baisse vertigineuse» du pouvoir d’achat durant les derniers mois. «C’est une situation que nous avions prévue depuis 2016, mais personne ne nous a écoutés, car le problème réside dans la nature du pouvoir. Ce n’est pas un pouvoir démocratique», s’est insurgé ce groupement, qui comprend 13 syndicats de la Fonction publique, affiliés à la Confédération algérienne des syndicats autonomes (CSA), qui attend son agrément depuis... Plus de deux ans.
Même la très officielle UGTA (l'Union générale des travailleurs algériens), un syndicat pourtant reconnu par les pouvoirs publics, s’indigne de cette baisse inexorable du pouvoir d’achat, après la flambée des prix de l'ensemble des produits alimentaires. La semaine dernière, son secrétaire général, Salim Labatcha, évaluait à 75.000 dinars (soit 467 euros) le salaire minimum qui permettrait à une famille algérienne, de cinq membres, de subvenir à ses besoins élémentaires, essentiellement en matière d’alimentation. Ce niveau de salaire minimum, qui permettrait une vie jugée digne, représente 7,5 fois l’aide de subsistance qui a été promise par Abdelmadjid Tebboune.
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Qu’il soit remis sur pied, après son hospitalisation en Allemagne, ou qu’il soit condamné à rester assis comme son prédécesseur, Abdelmadjid Tebboune aura donc, à l'évidence, bien du mal à faire face à cette crise socio-économique sans précédent. Ces toutes dernières manifestations de Jijel sont en effet loin d’être isolées. Pas plus tard que samedi dernier, en soirée, sur la place principale de Laghouat, de nombreux manifestants ont exigé l’amélioration de leur conditions sociales et économiques, mais ont aussi dénoncé la «Hogra».
Et même dans la capitale, Alger, une manifestation s'est tenue, pour réclamer la libération des prisonniers du Hirak. Ce soulèvement populaire généralisée semble donc retrouver toute son ampleur dans cette Algérie, dont le régime n’a plus les moyens de s’offrir la paix sociale. La colère du peuple vient donc prouver que la propagande d'une «Algérie nouvelle» ne convainc que les généraux qui l’ont conçue.
Les caciques au pouvoir devront donc une fois encore retenir leur souffle, parce que les manifestations de Jijel et de Laghouat laissent entrevoir à quel point le divorce est consommé entre le peuple et le pouvoir. Une date est d'ailleurs particulièrement appréhendée par le régime des généraux, et permettra de prendre la pleine mesure de la grogne populaire: le 22 février prochain marquera le deuxième anniversaire du Hirak.