Doit-on mettre des limites à la liberté d’expression ou le fait même de lui mettre des limites contredit-il la notion de liberté? Peut-on rire, se moquer et critiquer des croyances quand cela heurte une communauté?
Autant de questions qui se posent en France, à l’heure où le débat sur la laïcité fait rage depuis la décapitation abjecte de Samuel Paty, professeur d’histoire et de géographie.
Toutefois, à l’heure où médias et politiques s’accordent à dénoncer l’hydre islamiste et à s’interroger sur la manière de l’éradiquer, certains intellectuels français choisissent de se pencher sur le sujet autrement, en questionnant notamment la responsabilité de la France dans la montée de l’islamisme mais aussi dans les amalgames dont font l’objet aujourd’hui les musulmans de France. Parmi ceux-ci, François Burgat, islamologue, politologue, directeur de recherche au CNRS depuis 2016 et chercheur à l'Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM).
Malgré son expertise, François Burgat, qui a notamment consacré l’essentiel de ses travaux à l’étude des dynamiques politiques et des courants islamistes dans le monde, est absent des plateaux de télévision et des colonnes de la presse française. C’est donc sur son compte Twitter que le spécialiste s’exprime. Ses prises de position s’articulent en trois points majeurs qui contrastent grandement avec la droitisation des médias en France et le sentiment anti-musulman qui y prédomine.
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Les caricatures vs la liberté d’expressionS’agissant des caricatures de Charlie Hebdo, François Burgat se range à l’avis de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) qui considère que les caricatures du prophète Mohammed ne relèvent pas de la liberté d’expression.
Pour rappel, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) avait été saisie dans le cadre d’une affaire concernant un citoyen autrichien qui, en 2009, avait tenu des propos portant atteinte au prophète Mohammed.
Condamné par la justice de son pays, l’homme avait alors saisi la CEDH pour obtenir gain de cause mais celle-ci avait donné raison à la justice autrichienne en statuant que des propos portant atteinte au Prophète Mohammed ne pouvaient être inscrits dans l’article 10 de la Convention des Droits de l’Homme, et ne pouvaient donc entrer dans le cadre de la liberté d’expression.
La CEDH avait également indiqué que d’autres «attaques de ce type», tendaient à renforcer les préjugés, et donc à mettre en péril la liberté religieuse en Autriche.
«On comprend pourquoi Robert Ménard suggère à la France d’en sortir!», commente sur Twitter François Burgat, taclant au passage le maire extrémiste de Béziers, qui, dans une interview accordée à BFMTV, suggérait de sortir de la convention européenne des droits de l’homme.
François Burgat a par ailleurs salué la condamnation des caricatures par certains pays arabo-musulmans, parmi lesquels le Maroc. Le politologue français a d’ailleurs retweeté le post de Saâd-Eddine El Othmani, dans lequel le chef du gouvernement marocain déclare que «le Maroc condamne vigoureusement la poursuite de la publication des caricatures outrageuses à l’Islam et au Prophète Sidna Mohammed, PSL».
«Bien dit!» commente François Burgat lorsque le chef du gouvernement marocain annonce qu’un communiqué du ministère des Affaires étrangères indique que le Maroc dénonce ces actes «qui reflètent l’immaturité de leurs auteurs».
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L’islamo-gauchisme assumé«Islamo-gauchiste et fier de l’être!». C’est ainsi que se qualifie à plusieurs reprises celui qui considère la guerre contre l’islamo-gauchisme comme une «grossière entourloupe», qui «ne prend pas et pas seulement au Koweit ou dans le monde arabe».
L’islamo-gauchisme, ce lien présupposé entre personnalités de gauche et milieux islamistes, est aujourd’hui pointé du doigt par de nombreux hommes et femmes politiques en France ainsi que des commentateurs qui l’accusent d’avoir cautionné l’islamisme en France.
Un discours qui n’est pas récent. Déjà en 2002, dans son livre «La nouvelle Judéophobie», Pierre-André Taguieff, historien et sociologue, soulignait qu’un «certain tiers-mondisme gauchiste se retrouvait côte à côte dans les mobilisations pro-palestiniennes notamment, avec divers courants islamistes». En 2017, dans son autre livre «L’islamisme et nous», le même auteur dénonçait le fait que «d'une façon croissante, l'antiracisme est mis au service de l'islamisme et de l'islamo-gauchisme, ou instrumentalisé pour la défense de causes ethnicisées».
Depuis, cette expression devenue très à la mode, qualifie des personnalités de gauche accusées d'être trop laxistes vis-à-vis de l'islam, complaisantes envers le communautarisme et ne partageant pas la même approche de la laïcité.
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La dénonciation des fausses élites intellectuelles musulmanesLe politologue et islamologue dénonce par ailleurs de longue date la starification par les médias français de pseudo-élites musulmanes qui ne représentent en rien la communauté musulmane, à commencer par l’imam Hassan Chalghoumi, dont il qualifie la présence dans les médias d’«envahissante». Celui-ci va encore plus loin en voyant derrière cette présence trop importante de l’imam «la nostalgie française (des musulmans) du temps béni des colonies».
Pour mieux comprendre ce que dénonce François Burgat, il faut revenir en arrière dans le temps, plus précisément en 2016, lorsqu’auditionné par la Commission d’enquête parlementaire sur l’islamisme, le chercheur au CNRS décrétait alors que «le pire que nous ayons fait jusqu’à maintenant, c’est de fabriquer de fausses élites musulmanes et de leur donner la parole au nom de leurs coreligionnaires».
«Lorsque l’on entend l’imam Chalghoumi parler au nom des musulmans alors qu’on a choisi ce monsieur pour son incapacité abyssale à aligner trois phrases, il [le musulman, Ndlr] se sent humilié, ostracisé, stigmatisé, comme absolument tout Français de confession musulmane qui se demande quel est donc ce système qui me fait représenter par des gens dans lesquels je ne me reconnais pas», analysait alors François Burgat.
Celui-ci allait encore plus loin en dénonçant le fait que «dans l’espace public, nous n’acceptons que les musulmans amputés de toute dimension oppositionnelle. Nous aimons bien les musulmans savants et intelligents, pourvu qu’ils cautionnent l’assise du discours de domination sur leur communauté, sinon on les traite immédiatement d’intégristes».
Et de conclure, «un bon musulman pour les Français, c’est un musulman qui n’est plus musulman».
Des prises de position pour le moins courageuses, et qui contrastent grandement avec les discours véhiculés par de nombreux médias en France.