Sans métaux critiques, aucune technologie ne fonctionne: le 21ème siècle est une bataille de matière. La géopolitique mondiale est entrée dans une nouvelle ère — celle des matériaux critiques. Après la guerre des puces, voici venue la guerre des métaux essentiels à l’industrie, à la défense et à la technologie. Certes, une guerre des semi-conducteurs oppose la Chine et les États-Unis, doublée d’une autre bataille autour du contrôle de l’avenir de l’IA; mais une guerre plus concrète, plus physique, se joue en parallèle avec une férocité croissante: celle des matériaux critiques indispensables au numérique, à la défense et aux industries avancées. Cette guerre peut sembler silencieuse, mais elle n’en est pas moins ravageuse: sans ces matériaux, aucune technologie ne fonctionne.
Pékin frappe là où ça fait mal
La Chine verrouille les procédés: elle contrôle la puissance plus que la ressource. Les événements récents ont révélé une escalade ouverte entre les États-Unis et la Chine, tandis que l’Europe adopte la posture d’un spectateur stupéfait. En octobre 2025, Pékin impose des restrictions massives sur les procédés, les machines et le savoir-faire liés aux terres rares. En réponse, Washington annonce une augmentation de 100% des tarifs sur l’ensemble des produits chinois. Le Japon et la Corée du Sud réagissent rapidement, tandis que l’Europe reste hésitante et incapable de prendre des mesures décisives. La confrontation industrielle est désormais ouverte, et elle s’annonce intense, polarisante, voire destructrice.
La matière remplace la finance
Le pouvoir n’est plus dans la monnaie ni dans les données, mais dans les atomes. Cette guerre n’est ni commerciale ni financière: elle est thermodynamique, centrée sur la matière physique. Le pouvoir mondial ne repose plus sur les institutions de Bretton Woods ni sur les données contrôlées par les GAFAM, mais sur la matière: gallium, graphite, néodyme, lithium, et bien d’autres. Les industries vitales du 21ème siècle — batteries, panneaux solaires, éoliennes, radars, moteurs électriques — dépendent toutes de ces métaux critiques. Celui qui contrôle la matière contrôle la transition énergétique, l’intelligence artificielle, l’armement, l’industrie automobile et les technologies avancées.
La Chine a eu une décennie d’avance — au moins
Pendant que l’Occident délocalisait, Pékin apprenait. Mais lorsque le monde s’est éveillé à la réalité des terres rares, la Chine avait déjà plusieurs décennies d’avance. Elle ne contrôle pas seulement le volume des matériaux à l’état brut, mais aussi les procédés de traitement, les chaînes de production et l’ensemble des circuits d’approvisionnement. L’Occident aura beau subventionner ses industries: il lui manque la matière, notamment à l’état transformé. Les nations émergentes, comme le Maroc, doivent comprendre que les terres rares seront l’axe structurant de la géopolitique des prochaines décennies.
L’arme invisible: la connaissance
La Chine cible les procédés, pas les mines. Les nouvelles restrictions à l’exportation sur les procédés, équipements et savoir-faire liés aux terres rares constituent une manière pour Pékin de rappeler à Washington qu’elle peut, elle aussi, frapper là où cela fait mal. Une très grande partie des technologies mondiales de raffinage, de séparation, de fabrication d’aimants ou de composants avancés ne peut tout simplement pas fonctionner sans intrants, équipements ou catalyseurs chinois. En ciblant ces segments, la Chine atteint directement les entreprises américaines de défense et de haute technologie: elle a choisi le point le plus vulnérable du système industriel occidental.
La Chine ne joue plus sur les volumes, mais sur la complexité technique. C’est un contrôle systémique plutôt qu’un nationalisme des ressources. Elle maîtrise 90% du raffinage mondial et 95% de la production d’aimants NdFeB, indispensables au fonctionnement des moteurs électriques, des éoliennes, des drones, des radars et de la majorité des technologies avancées du 21ème siècle.
Pékin a formé depuis une trentaine d’années une véritable armée de chimistes et de métallurgistes. Alors que le reste du monde adoptait le modèle de la sous-traitance, la Chine, elle, apprenait. Le résultat est une supériorité technologique dans le traitement, la séparation et le recyclage des terres rares — des procédés trop élaborés et trop complexes pour être développés ou maîtrisés rapidement ailleurs. Dans cette guerre des terres rares, l’arme invisible est la connaissance: longue à acquérir, difficile à développer, impossible à rattraper en peu de temps.
L’Amérique se tire une balle dans le pied
Punir sans produire, c’est s’affaiblir soi-même. Washington contre-attaque en brandissant la doctrine du choc tarifaire. Elle met la barre très haut: 100%, à la fois symbole et pari. Ce geste spectaculaire n’est pas seulement commercial; il s’inscrit pleinement dans la guerre des terres rares. Les États-Unis veulent non seulement forcer une relocalisation industrielle, mais aussi réduire une dépendance devenue intenable de leurs industries avancées vis-à-vis des chaînes de production chinoises en matière de matériaux critiques.
«Les États-Unis dominent la finance, mais pas la matière. Ils sont un empire de capital, mais sans ressources suffisantes ni ateliers capables de les transformer.»
— Lahcen Haddad
Mais les États-Unis ne peuvent pas vraiment se permettre ce luxe. En plus du risque d’inflation et de rupture des chaînes d’approvisionnement, ces barrières tarifaires ralentissent leurs propres industries avancées en les privant d’intrants essentiels: des matériaux et des composants issus des terres rares dont la Chine maîtrise — et domine — l’extraction, le traitement et toute la chaîne de valeur. Washington donne ainsi l’impression de se tirer une balle dans le pied.
Les États-Unis dominent la finance, mais pas la matière. Ils sont un empire de capital, mais sans ressources suffisantes ni ateliers capables de les transformer: quarante ans de désindustrialisation ont permis à la Chine de prendre le contrôle des chaînes de production et de valeur des matériaux transformés essentiels à l’industrie moderne — et pas seulement des terres rares. Même rouvertes, les mines américaines, comme celles du Chili, de l’Australie ou d’Asie du Sud-Est, restent dépendantes de la technologie chinoise pour le traitement, le raffinage et la transformation des minerais. Pour développer ces technologies, les États-Unis auraient besoin d’une décennie — voire davantage — d’investissements et d’accumulation de savoir-faire, un délai que la course effrénée entre les deux géants ne leur laisse pas.
La souveraineté matérielle devient la nouvelle frontière du pouvoir
Celui qui contrôle les intrants critiques contrôle l’armée, l’économie et l’IA. La guerre structurelle des chaînes de valeur comprend un champ de bataille d’une importance stratégique — voire sécuritaire — qui implique le raffinage, les aimants et les batteries. La transition énergétique et la puissance militaire dépendent directement des métaux contrôlés par la Chine: sans graphite, il n’y a pas de batterie; sans néodyme, pas de moteur électrique ; sans gallium, pas de puces ni de radars.
Les contre-mesures de Pékin s’inscrivent dans une vision de domination à long terme des matériaux critiques. Elle étend désormais son contrôle sur le gallium, le germanium, le graphite, le tungstène et le lithium, multiplie les accords miniers de long terme en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est, et utilise de plus en plus le yuan pour les règlements miniers — amorçant ainsi une dédollarisation progressive, mais profonde, des ressources stratégiques.
Vers un monde en deux blocs
Le bloc du dollar face au bloc de la matière. Les marges de manœuvre de l’Occident restent limitées. La relocalisation est lente et coûteuse; les alternatives crédibles ne seront pas pleinement opérationnelles avant 2040 ; et même des alliés miniers majeurs comme l’Australie et le Canada demeurent dépendants des équipements, catalyseurs et procédés chinois.
Un nouvel ordre géo-économique s’installe: la souveraineté matérielle devient la nouvelle frontière du pouvoir planétaire. Quiconque contrôle les intrants physiques de la technologie de pointe contrôle les points névralgiques de la technologie, de la défense et de la transition verte.
Deux blocs se dessinent déjà: un «bloc dollar»— États-Unis, Union européenne et Japon —, et un «bloc matières» regroupant la Chine, la Russie, les pays du Golfe et le Sud global. Les pays émergents s’apprêtent à jouer le rôle d’une future OPEP des métaux critiques.
Le Maroc à la croisée des métaux stratégiques
La transformation locale décidera de notre place dans la puissance mondiale. Pour le Maroc, les ressources minières deviennent encore plus stratégiques, surtout que le pays reste sous-exploré en matière de terres rares et de métaux critiques comme le cobalt. Il est désormais indispensable d’investir dans la valorisation locale des minerais à haute valeur ajoutée.
Malgré la modernisation apportée par la loi minière 33-13, le cadre juridique reste centré sur l’extraction et ne prévoit ni transformation locale obligatoire ni statut stratégique pour les métaux critiques. Résultat: des ressources à très forte valeur ajoutée quittent encore le pays à l’état brut, privant le Maroc de la chaîne de valeur la plus rentable et le cantonnant à un rôle périphérique. Sans maîtrise du raffinage, de la séparation et des matériaux magnétiques, aucune ambition industrielle nationale dans les batteries, l’énergie verte ou la défense ne peut se concrétiser. Le Maroc doit classer ces métaux comme ressources stratégiques, exiger une part de transformation locale et investir dans une capacité nationale de procédés avancés.
La revanche du réel
La puissance ne se compte plus en dollars, mais en alliages. Ainsi, les terres rares signent la revanche du réel: la fin de l’illusion du pouvoir financier. La Chine a bâti un empire de procédés industriels complexes, quand l’Occident a bâti un empire de dettes. Pour les pays émergents, la leçon est claire: celui qui maîtrise la matière maîtrise le siècle. La géopolitique du 21ème siècle se jouera moins dans les bourses que dans les fonderies.





