Le monde d’hier: «l’ordre mondial» de 1945 est-il remis en cause?

Xavier Driencourt.

ChroniqueNous assistons à une forme, sinon de fin du monde d’hier, en tout cas, à la fin de nos certitudes. Des changements semblent marquer la fin de la domination du monde par l’Europe et l’Occident, domination occidentale commencée en 1492 avec la découverte de l’Amérique, marquée par la construction d’immenses empires coloniaux et la création d’organisations internationales installées à New York, Londres, Paris, Vienne et Genève.

Le 25/03/2025 à 09h10

Quand Stefan Zweig écrivait «le monde d’hier», il se référait au monde de l’Europe heureuse de l’avant-guerre. Aujourd’hui, doit-on parler du monde d’hier en nous référant au monde stable et prévisible construit en 1945?

Depuis plusieurs années déjà, on assiste à une remise en cause de l’ordre mondial créé en 1945. Remise en cause discrète d’abord, puis aujourd’hui remise en cause qui s’apparente à une contestation de cet «ordre mondial». Qu’en est-il exactement? Essayons de décortiquer ces données.

En 1945, ce sont les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale qui créent d’un commun accord un «système» international, à une époque où, il faut le rappeler, n’existent qu’une cinquantaine d’États qui se réunissent à San Francisco pour reconstruire le monde d’après-guerre. L’Europe et le monde sortent d’une guerre totale et mondiale, marquée par l’horreur du génocide juif et les camps de concentration, comme l’horreur des bombes de Hiroshima et Nagasaki. Les vainqueurs, c’est-à-dire principalement les États-Unis, l’URSS, le Royaume-Uni et, grâce au coup de génie du général de Gaulle, la France, admise aux côtés des trois autres États pour former ce qu’on appellera ensuite les «Quatre Grands». Leur idée est de reconstruire un ordre stable qui empêchera les difficultés économiques et politiques ayant conduit à l’installation de dictatures en Europe et à la folie de la Seconde Guerre mondiale.

Cet ordre mondial comportait, en gros, les caractéristiques suivantes:

- Une organisation mondiale, l’ONU, dotée de moyens que n’avait pas la Société des Nations;

- Un Conseil de sécurité dirigé par les cinq grandes puissances, les «Quatre grands» plus la Chine;

- Un droit de veto confié à ces cinq membres permanents du Conseil de sécurité, droit de veto qui n’existait pas au sein de la SDN;

- Le prolongement de l’ONU par une série d’organisations économiques (OCDE, Banque mondiale) ou financières (FMI), toutes d’inspiration libérale;

- Enfin, dans le domaine militaire, ce système international est complété par des alliances militaires, l’OTAN, créée en 1949, et le Pacte de Varsovie, né en 1955. L’arme nucléaire, détenue par quatre des cinq grands, était là pour garantir la paix, même si les deux camps, qui évitaient la confrontation directe, ne s’empêchaient ni les affrontements indirects ni les guerres par procuration.

Nous avons vécu dans le confort de ce dispositif pendant 40 ans, de 1945 à 1989. La chute du mur de Berlin, la désintégration de l’URSS et la faillite du communisme ont préfiguré un ordre nouveau, symbolisé par ce que certains commentateurs ont appelé «la fin de l’histoire» et ce que l’Occident croyait être la victoire définitive de la démocratie libérale et de l’économie de marché ainsi que du multilatéralisme.

Mais aujourd’hui, les sous-jacents de cet ordre (qui, ne l’oublions pas, a procuré la paix au monde jusqu’aux guerres de Yougoslavie d’abord, celle d’Ukraine ensuite) sont mis en cause et contestés.

Le retour du protectionnisme, la paralysie du multilatéralisme à l’OMC comme à l’ONU, la montée des populismes et finalement le retour de la guerre sur le sol européen marquent la fin progressive de cet ordre que nous pensions immuable. Nous avons pensé naïvement que, selon «l’équation de Fukuyama», le développement économique générerait automatiquement la paix, la prospérité et la démocratie. Je ne peux m’empêcher, en écrivant ces lignes, de me souvenir d’un séminaire en octobre 2002, organisé à l’initiative du Premier ministre malaisien, Mohamad Mahathir, sur l’île de Langkawi. Au cours de cette réunion, sorte de «Davos asiatique», des conseillers du président Bush fils annonçaient que les États-Unis envahiraient bientôt l’Irak (nous étions quelques mois avant la seconde Guerre du Golfe), amèneraient ainsi la démocratie dans ce pays et que celle-ci s’étendrait par magie dans tout le Moyen-Orient et évidemment en Iran, où le régime des mollahs n’en avait plus pour longtemps. Cette naïveté était, pour moi, absolument stupéfiante. Les conseillers de Georges Bush ne voyaient pas que le monde, déjà, basculait.

Cet «ordre mondial» a été contesté, d’abord par deux des Cinq Grands qui ont appuyé les initiatives des nouveaux États, «Tiers-Monde», «Groupe des 77», aujourd’hui «Sud global». Ces pays qui n’étaient pas indépendants en 1945 ou ne comptaient pas vraiment dans le jeu politique multilatéral demandent à bénéficier des «privilèges», ou au moins des droits de ceux qui ont fondé ces alliances nouvelles. Au nom de quoi, disent-ils, la Grande Bretagne et la France bénéficieraient-ils ces privilèges à vie, alors que nous autres, Inde, Brésil, Indonésie, Égypte, etc. ne sommes pas présents à la table des décideurs?

«Nous devons donc réfléchir d’urgence à la redéfinition non pas d’un “nouvel ordre mondial”, mais de quelques règles du jeu admises par tous: le respect du droit, le multilatéralisme et l’importance de l’ONU.»

La constitution des BRICS aurait dû alerter l’Occident: ces États qui se réunissent hors de l’ONU disent simplement qu’ils veulent eux aussi, comme le Conseil de sécurité, comme le G7 ou le G20, participer aux décisions qui engagent l’avenir du monde. Et ces pays ne partagent pas forcément la vision libérale du monde et encore moins les «valeurs» que l’Occident continue à croire universelles: les droits de l’Homme, l’égalité homme-femme, la liberté de penser, de croire ou ne pas croire, la supériorité du droit sur la force, etc., qui ne sont pas forcément des valeurs partagées par le monde entier.

En Europe même, la suprématie longtemps imposée de la France comme du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne est mise à mal: l’extension de l’UE vers l’est a progressivement déplacé le centre de gravité de l’ancien «Marché commun» et l’Allemagne, en s’appuyant subtilement sur ses anciennes marches (des pays baltes à la Bulgarie, où les communautés germaniques furent jadis puissantes), a coalisé des pays qui ne regardent plus la France et le Royaume-Uni comme les chefs de file naturels de l’Europe. Les Allemands savent bien que la France a été battue en 1940 comme l’a été l’Allemagne en 1945. Et c’est pour cela que la question du siège français à l’ONU se pose. Il y avait en Europe trois leaders: un leader culturel, le Royaume-Uni, qui s’imposait par sa langue et sa créativité, un leader économique, l’Allemagne, et un leader politico-militaire, la France, qui faisait régner l’ordre en Afrique et bénéficiait de son statut de puissance nucléaire. Aujourd’hui, le Royaume-Uni a quitté l’UE, l’Allemagne est affaiblie économiquement et la France a été poussée hors d’Afrique. C’est là aussi une remise en cause fondamentale.

Nous assistons ainsi à une forme, sinon de fin du monde d’hier, en tout cas, à la fin de nos certitudes. Ces changements semblent marquer la fin de la domination du monde par l’Europe et l’Occident, domination occidentale commencée en 1492 avec la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, marquée par la construction d’immenses empires coloniaux et la création d’organisations internationales installées à New York, Londres, Paris, Vienne et Genève. Le pic de l’influence occidentale est intervenu pendant la décennie prodigieuse qui va de 1991 à 2001. 1991, c’est la fin de l’URSS, voulue par Boris Eltsine, après la fin en 1989 de l’empire soviétique décidée par Gorbatchev. Pendant cette décennie, l’économie de marché s’étend dans le monde entier, notamment en Chine qui connaît des réformes économiques et sociales profondes engagées par Deng Xiaoping. La globalisation de l’économie est accélérée. Mais 2001, c’est le début d’une descente aux enfers pour l’Occident. Le 11 septembre 2001, les Tours jumelles de New York sont détruites lors du plus terrible attentat terroriste de l’histoire. S’ensuit la guerre en Afghanistan, l’invasion de l’Irak en 2003, puis, en 2007-2008, la crise financière, partie des États-Unis avant d’atteindre le monde entier.

L’année 2022 marquera un nouveau tournant dans nos certitudes. Elle restera sans doute parmi les grandes dates de l’histoire mondiale: 1945, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale; 1947, avec la constitution des deux blocs; 1956, avec les crises de Suez et Budapest; 1979, avec l’invasion de l’Afghanistan et la chute du Shah; 1989, avec la chute du mur de Berlin. Les Européens ont assisté à l’ONU à une solidarité des pays dits du «Sud global», faible ou absente, comme si ces pays nous renvoyaient à notre histoire: c’est votre guerre, c’est une guerre entre blancs qui ne nous regarde pas. Et 2025 voit débouler dans ce jeu critique un Donald Trump, pressé de mettre au pas le reste du monde, quitte à abandonner un des dogmes du «monde d’hier»: la garantie de sécurité américaine accordée à l’Europe.

Nous devons donc réfléchir d’urgence à la redéfinition non pas d’un «nouvel ordre mondial», mais de quelques règles du jeu admises par tous: le respect du droit, le multilatéralisme et l’importance de l’ONU (qui devra évidemment être réformée pour jouer le rôle qui est le sien). Ce travail prendra du temps, mais il est nécessaire.

Par Xavier Driencourt
Le 25/03/2025 à 09h10

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