De quelle casquette faudrait-il exactement le coiffer? Celle d’homme politique, élu local et parlementaire, de richissime homme d’affaires, d’éleveur de chevaux de course ou de patron de l’association professionnelle des viandes rouges? M’Hamed Karimine est tout cela à la fois, et bien plus encore. Depuis 1997, il a «régné» sans rival sur la très convoitée commune de Bouznika, cité stratégique coincée entre Casablanca et Rabat. Ancien basketteur (il avait fait partie de l’équipe nationale junior), il a longtemps réussi à s’extirper du panier de la justice, passant à travers les mailles du filet dans de multiples affaires où il est cité.
Jusqu’à ce que la justice administrative siffle la fin du match, en mai 2023, prononçant sa déchéance du poste de président du conseil communal de Bouznika. Un verdict qui le poussera, au mois de décembre de la même année, à démissionner du Parlement, anticipant un deuxième carton rouge, venant cette fois-ci de la Cour constitutionnelle. C’est le début de la descente aux enfers pour M’Hamed Karimine, véritable monstre politique qui a tout réussi et qui risque aujourd’hui de tout perdre. Sa liberté, en premier lieu.
Le pharmacien sans officine
La famille Karimine est originaire de Tnine Chtouka, petite commune rurale près d’El Jadida connue pour la fertilité de ses sols. Ahmed, le père, est un grand propriétaire terrien, agriculteur et éleveur, qui a aussi comme passion le cheval.
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Le fils M’Hamed voit, lui, le jour à Rabat en 1958. Il suit une scolarité d’élite, au Collège des Orangers puis au Lycée Descartes. Le baccalauréat en poche, le voilà qui s’envole vers Bruxelles, puis Paris, pour des études en pharmacie. Le jeune homme goûte visiblement l’expatriation: il prend son temps pour décrocher son diplôme, paraphé à ses 30 ans passés.
Qu’importe, puisqu’il ne lui sera pas d’une grande utilité. Car de retour au bercail, il balaie d’emblée l’idée d’ouvrir une officine ou de vendre des comprimés anti-migraine. Surtout que, suite au décès du patriarche, les florissantes affaires familiales ont besoin d’un nouveau dirigeant. Et M’Hamed a tout du successeur désigné.
Karimine Jr. s’acquitte de sa mission à merveille. Il fait mieux que préserver les fonds de commerce traditionnels, que sont l’agriculture et l’élevage, et se lance dans la promotion immobilière entre El Jadida et Bouznika. Avec un réel succès.
Seul bémol: pris par le développement tous azimuts du groupe familial, M’Hamed n’a ni le temps ni l’énergie pour se lancer dans l’élevage des chevaux, une passion léguée par son père, qui fut président de la Société des courses de Casablanca.
Ce ne sera que partie remise. Quelques années plus tard, il réussit à intégrer le cercle fermé des professionnels du secteur, se faisant une place aux côtés des familles Sedrati, Dissaoui ou encore Hakam.
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M’Hamed Karimine dépense sans compter pour acquérir les meilleures races et s’offrir les services des meilleurs entraîneurs et jockeys français ou espagnols. Il se lie notamment d’amitié avec le célèbre éleveur franco-syrien Saïd Ssouni, qui travaillait exclusivement pour les écuries des têtes couronnées du Golfe. Le succès est au rendez-vous, comme les gains: les écuries Karimine repartent rarement les mains vides d’une compétition nationale, et parviennent même à s’imposer à l’étranger. Et en guise de consécration, l’homme d’affaires réalise enfin son rêve: doter l’écurie de son propre centre d’entraînement, sis entre Tiflet et Khémisset.
Président ou rien!
En 1997, il décide de tenter sa chance en politique, comme tout notable digne de ce nom. Il se présente aux élections locales et remporte sans mal son siège dans la commune de Bouznika. Mais, ambitieux, il pose ses conditions: il sera président ou rien! On accède naturellement à la demande, d’autant que l’homme sait convaincre.
Charismatique, parfois arrogant, parfois cassant, M’Hamed Karimine se donne toujours les moyens pour atteindre ses objectifs. L’histoire retiendra qu’il a fait partie de ces hommes politiques qui «invitaient fermement» les élus locaux à séjourner dans un établissement hôtelier éloigné de leur circonscription, jusqu’au jour de l’élection du président et du bureau communal.
Comme une suite logique à sa conquête de la présidence de la commune de Bouznika, Karimine fait son entrée au Parlement. Là aussi, il pèse de tout son poids pour prendre la tête de l’une des commissions permanentes de la Chambre des représentants, et ce sera celle, ultra-convoitée, des finances.
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À l’Istiqlal, parti qui l’a accueilli, on ne refuse rien à ce cheval gagnant, qui se transforme en «faiseur d’élus», constituant ainsi une sorte de cour de fidèles, un mini-parti dans le parti. Et quand les instances de la formation de la Balance s’opposent à ses choix ou décisions, il lui suffit de brandir la menace d’une démission, et donc d’une transhumance, véritable passage chez l’ennemi, pour que «les choses rentrent dans l’ordre».
En 2015, s’il ne change pas de parti, il change de Chambre au sein du Parlement, pour intégrer celle des conseillers, en qualité de membre de la Chambre d’agriculture. Un virage visiblement peu concluant, puisqu’en 2021, il opère son retour à la Chambre des représentants. Entre-temps, il avait ajouté une corde à son arc en devenant, en 2017, le président de la Fédération interprofessionnelle des viandes rouges (FIVIAR), une puissante et riche organisation professionnelle, interlocuteur privilégié des autorités publiques dans un secteur sensible.
Mais tout au long de ses mandats parlementaires, M’Hamed Karimine a tenu mordicus à conserver son premier amour politique: la présidence de la commune de Bouznika. Une longévité qui lui vaudra le surnom d’«empereur de Bouznika».
Un homme au-dessus des lois?
L’élu aurait-il pris ce surnom au pied de la lettre, au point de faire de la ville sa quasi-propriété? Toujours est-il que M’Hamed Karimine gère parfois les affaires de Bouznika comme on le ferait pour un bien privé, soignant ses propres intérêts et ceux de son entourage et de ses proches. «Quand on est l’ami de Karimine, on peut tout se permettre à Bouznika et sans même se cacher», déclare un cadre du parti de l’Istiqlal.
Et l’homme s’autorise toutes les décisions et toutes les dérogations, fussent-elles contraires à la loi. «Il pouvait distribuer, comme cadeaux, des lots de villas situés sur le domaine public maritime à des élus dociles ou à des agents de sécurité. Ou encore muter, à titre de punition ou par vengeance, un ingénieur récalcitrant au service d’état civil», témoigne un connaisseur des affaires locales de Bouznika.
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M’Hamed Karimine est ainsi passé maître dans l’art honni de la violation des législations sur l’urbanisme. «Il signait des autorisations de construire et des permis d’habiter à droite et à gauche, et sanctionnait de même les promoteurs immobiliers qui refusaient de passer à la caisse», ajoute notre interlocuteur.
Pour ses détracteurs, il n’a réussi, en 25 ans de «règne», qu’à transformer Bouznika en un horrible amas de béton dénué d’espaces verts et doté d’infrastructures de base qui laissent à désirer.
Quand, dans un rapport couvrant l’année 2016, les magistrats de la Cour des comptes épinglent sa mauvaise gestion et certaines dépenses injustifiées, il réunit quelques médias locaux pour remettre en cause le travail, voire la probité, des équipes de Driss Jettou, alors président de la juridiction financière. Et en privé, il répétait à qui voulait l’entendre qu’il était tout simplement intouchable.
Ozone, la goutte qui a fait déborder le vase
La suite des événements allait toutefois prouver le contraire. La première fissure dans le mur Karimine fut l’attribution, en 2011, du marché de la collecte des déchets ménagers de Bouznika au groupe Ozone, fondé par Aziz El Badraoui.
Les deux hommes, qui sont également amis (voire associés, selon certaines rumeurs), se seraient arrangés pour réviser à la hausse les coûts des prestations du délégataire, et facturer à la commune un additif dépassant les 20 millions de dirhams, et ce, au titre du seul exercice 2011. La démarche fut jugée d’autant plus étrange qu’il était alors reproché au groupe Ozone d’avoir failli à ses engagements et de ne pas avoir respecté les cahiers de charges couvrant la période 2011-2017.
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Sur la base d’une plainte d’un conseiller communal de la majorité (!), déposée en 2022 auprès du procureur du Roi et de la présidence du Ministère public, la Brigade nationale de police judiciaire (BNPJ) a fini par ouvrir une enquête au sujet de cette affaire, mais aussi concernant d’autres, notamment une suspicion d’exploitation illégale de terrains du domaine public.
Longtemps, M’Hamed Karimine a refusé de répondre aux convocations des enquêteurs, trouvant à chaque fois un prétexte pour ne pas se présenter au siège de la BNPJ, à Casablanca.
Le 5 février, ce sont les éléments de la BNPJ qui se sont déplacés pour l’appréhender dans une clinique de Rabat où il était censément hospitalisé. Présenté devant le procureur général du Roi le lendemain, il a été placé en détention préventive, à la prison locale de Aïn Sebaâ (Oukacha), dans l’attente des suites de l’enquête et d’une mise en accusation devenue plus que probable.