Ahmed, Karen et Younès

Michel Teuler

Ceci est donc la chronique d’un article avorté, et en voici les raisons.

Le 07/02/2019 à 18h56

Il doit être déçu, Ahmed Ghayat, au moment où il lit ces lignes. J’ai disparu, je n’ai plus donné signe de vie, après l’avoir rencontré et lui avoir promis un papier sur le livre qu’il vient de publier, un collectif qu’il a dirigé, composé de textes écrits par des jeunes du Maroc, qu’il sort à l’occasion du salon du livre de Casablanca.

«Des Jeunes, des cris» se compose de textes de vingt jeunes, illustré de portraits capturés par l’œil à la fois tendre et sans concessions de Karen Assayag, photographe parisienne cotée, estimée et reconnue. La préface, quant à elle, est écrite par Younès Boumehdi, le fondateur de Hit Radio.

Ceci est donc la chronique d’un article avorté, et en voici les raisons.

Je me suis triturée les méninges tout au long de la semaine dernière au sujet de ce papier. Et puis l’évidence s’est imposée. Je ne peux, bien entendu, faire preuve de «distanciation» et «d’impartialité», envers l’auteur de ce livre, et celle qui y publie ses photos, alors que ce sont là deux règles d’or de mon métier de journaliste, que nous préservons jalousement, dès que nous le pouvons.

Cher Ahmed, chère Karen, que cela soit dit ici: j’éprouve envers vous de l’admiration et une sincère affection. Il n’est donc plus question de cet article, mais de ces lignes.

Ahmed, grand frère des jeunes du Maroc, acteur associatif, homme de la cour royale, il m’a fallu réviser, à ton endroit, une sale idée préconçue. Quelques personnes ne t’aiment pas, peut-être à cause de cette proximité que tu entretiens, depuis déjà de nombreuses années, avec l’un des premiers cercles royaux. Avant même que je ne te rencontre, des personnes peu amènes s’étaient chargées de me prévenir que tu étais méchant, intéressé et hypocrite.

Ah, jalousie, quand tu les tiens…

Résultat: j’ai dû réviser cette idée parfaitement ridicule, en deux ans, quand nous sommes devenus quasiment voisins à Casablanca et que désormais, nous nous retrouvons, parfois, dans le même café. Chacun à sa table, chacun devant son écran, mais des mots amicaux échangés. Je me suis alors rendue compte du trésor d’homme que tu es, de ceux qui se dévouent à une cause juste.

Aujourd’hui, tu as embrassé celle des jeunes de l’un de tes deux pays, car si tu es marocain, tu as aussi grandi en France, et là-bas, on t’appelait «beur». Au mieux.

Pardonne-moi de te dire une chose que tu sais déjà, qui a trait à ton passé: du 15 octobre au 3 décembre 1983, tu as marché avec tes pairs, pour militer pour l’égalité et lutter contre le racisme. Depuis cette célèbre «marche des beurs», tu n’as jamais cessé ton engagement.

Aujourd’hui, au Maroc, c’est tous azimuts qu’en tant qu’acteur associatif, tu tentes de faire en sorte que quelques jeunes marocains prennent leur destin en main, fassent montre de solidarité, dans notre société à multiples vitesses, où l’indifférence des plus riches envers ceux qui en ont moins, bien moins, est extrêmement révoltante.

Ahmed, tu fais ce que tu peux, tu n’as que deux jambes, deux bras, un cerveau fort heureusement en bon état de marche –ce qui est une rareté dans notre contrée, avouons-le–, et en fait, il faudrait te dupliquer, car tu donnes l’exemple. Ce que tu fais est essentiel: retisser des liens sociaux désormais délités, du fait de l’entrée brutale de la modernité sur notre sol.

Chère Karen… Nous nous étions perdues de vue en 1995, juste après le bac. Je garde des souvenirs très précis de la jeune fille studieuse et discrète que tu as été, assise juste derrière moi en cours de philo.

Je t’ai contactée, car nous nous sommes retrouvées sur Facebook. Je t’ai envoyé des questions. Tu y as répondu le soir même, malgré la fatigue bien habituelle d’une journée parisienne échevelée.

Tu es née et tu as grandi au Maroc, terre de tes ancêtres, la tienne, par conséquent, et le fait que tu te sois installée à Paris, où tu as fait tes études, ne t’empêche en rien de revenir dans ton pays natal, plusieurs fois par an.

Tu y constates, à ton grand regret, la montée de l’islamisme, tout particulièrement à Casa, où tu as grandi. Tu contemples, de ton œil de photographe, la déliquescence dans laquelle se plonge, de plus en plus, notre société, désormais en proie à cette anomie et cette perte des valeurs que nous avons étudiées ensemble, en cours de socio, au lycée.

Nous sommes issues du même milieu social, ma chère Karen: pas bourgeoises, ah ça non, pas «friquées», des parents salariés qui devaient s’acquitter de lourds frais de scolarité à chaque trimestre. Pour donner la meilleure éducation qui soit à leurs enfants.

Pas par sacrifice, mais par devoir. Intransigeants qu’ils ont été, et qu’ils le sont toujours, sur la qualité de la transmission du savoir.

Je ne connais pas, ou que très peu, Younès Boumehdi, ce R’bati bon teint, fils d’un général de l’armée. J’ai dû croiser l’auteur de la préface de ce livre il y a quelques années, entre deux portes, dans les locaux de Hit Radio qu’il a fondée, en faisant preuve de ténacité et d’acharnement.

Dix ans avant la libéralisation des ondes FM, son dossier expliquant le concept d’une radio exclusivement pour les jeunes, qu’il a fini par créer, était déjà dans un tiroir du ministère de la Communication.

Hit Radio bat aujourd’hui des records d’audience.

Alors que Younès Boumehdi aurait pu vivre, tranquille, sa vie de grand bourgeois de Rabat, il a choisi l’inconfort, celui d’entreprendre cette aventure médiatique qu’est Hit Radio, pour diffuser certes de la musique, mais aussi, à travers ses animateurs, quelques valeurs essentielles aux plus jeunes.

Ahmed, Karen et Younès, vous n’étiez pas obligés, personne ne vous a contraint, à vous dévouer envers la jeunesse du Maroc.

Vous avez agi par amour pour votre pays, pour celui de ses habitants.

Et voilà ce que je n’aurais jamais pu écrire dans un article: vous êtes formidables.

PS. "Des Jeunes, des cris" vient de paraître chez Le Fennec. Des textes de jeunes Marocains, portés par Ahmed Ghayat, illustrés de portraits de Karen Assayag, avec une préface de Younès Boumehdi. Disponible en librairies, et d’ores et déjà au salon du livre de Casablanca.

Par Mouna Lahrech
Le 07/02/2019 à 18h56