Dans la série rabat-joie, «Il est illicite de souhaiter une bonne année grégorienne parce que non musulmane», nous avons droit aussi au désormais récurrent, «C’est haram de fêter le Mawlid, voire même de le qualifier de ‘Aïd» partant du principe selon lequel il n’existe que deux aïds en islam et que cette commémoration n’était fêtée en tant que telle ni par le Prophète ni par ses Compagnons, ce qui fait de sa célébration une nouveauté; or, «chaque innovation est égarement et chaque égarement est en enfer».
Qu’importe si nos vénérables aïeuls fêtaient depuis plusieurs siècles, dans la joie, dans la convivialité et dans la piété, la Nativité de notre Bien-aimé, avant que ne soient catapultées, via les ondes, des voies et des idéologies venues d’ailleurs, associées aux sirènes d’une mondialisation galopante!
Ressurgissent en mémoire toutes ces scènes insouciantes et heureuses d’une vie d’antan –du moins pour certains!– où les enfants étaient vêtus de neuf de la tête aux pieds, généralement en habits traditionnels comme le voulait la coutume, avant d’effectuer la tournée familiale et de récolter quelques pièces en guise d’obole.
Deux jours avant la fête, dans les cuisines, se concoctaient des gâteaux et des biscuits de toutes les formes, avec la participation des femmes de la maisonnée qui mettaient la main à la pâte, ne serait-ce, comme une initiation pour les plus jeunes, que pour planter dans une ghriyba un clou de girofle; tandis que les aînées passaient, la veille, une partie de la nuit à préparer les crêpes de circonstance pour les servir fraîches et chaudes au réveil...
Depuis, les habits traditionnels sont devenus généralement plus modernes; le fait-maison remplacé par les pâtisseries fines de brillantes enseignes; les visites troquées par des messages sur WhatsApp tout ce qu’il y a de plus impersonnel et les vœux spontanés sous la forme spécifique de «Mabrouk al-Aïd» réservés aux proches pour éviter de tomber sur un prêchi-prêcha moralisateur.
Genre: «Ce n’est pas un Aïd (une fête) mais une Dikra (soit une commémoration) !»
D’autant, précisent les plus doctes, que la date du lundi 12 rabî` al-awwal correspond à celle de la mort du Prophète, paix et salut sur lui, alors que celle de sa naissance, bien qu’authentifiée par la majorité des savants et historiens, ne fait pas la totale unanimité.
Ce à quoi l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui apporte son précieux éclairage: «Naître et mourir le même jour, n’est-ce pas un signe en soi, pour qui cherche à débusquer le mystère?»
Quoi qu’il en soit, ce ‘Aïd (dont le nom appartient au même champ sémantique que ‘âd, dans le sens de retour), demeure, à l’instar des autres, un repère qui associe dans un même élan le passé, le présent et l’avenir. Une spécificité propre aux humains, dotés en cela par le théologien Harvey Cox de l’appellation: homo festivus.
Les récits médiévaux affirment que les premiers à avoir introduit au Maghreb la tradition de fêter le Mawlid étaient les Azafides, au début du XIIIe siècle.
Ces derniers sont les fondateurs à Sebta d’un émirat portant leur nom, né dans un contexte de fragilité des Almohades défaits à la bataille de Las Novos de Tolosa en Espagne, de tyrannie de leurs gouverneurs et de guerres pour le pouvoir avec les Mérinides émergeants.
C’est ainsi que le théologien et poète Abou-l-Qassem Mohamed al-Azafi forma un émirat indépendant avec pour capitale Sebta à laquelle il parvint à joindre, durant ses moments de puissance, Tanger et Asilah.
C’est lui, en ardent défenseur de l’orthodoxie, qui instaura la célébration du Mawlid de Sidna Mohammed alors qu’en Péninsule ibérique voisine, de même qu’à Sebta, seule la Nativité de Sidna Aïssa était fêtée dans le sillage des chrétiens.
Son père, le grand traditionniste et cadi de la ville Abou-l-Abbas Ahmed (mort en 1136), avait déjà initié la voie en tant qu’auteur du «Durr al-munazzam fî al mawlid al mu’azzam», complété par son fils.
Décrit par l’historienne Halima Ferhat dans «Sabta des origines au XIVème siècle» comme «un véritable manifeste pour la célébration du mawlid», il «dénonce les mœurs chrétiennes en train de se répandre chez ses contemporains».
L’universitaire Mohamed Cherif revient également, dans «Ceuta aux époques almohade et mérinide», sur cette volonté «d’endiguer l’influence des festivités chrétiennes en sensibilisant les habitants de la ville et en les invitant à célébrer la Nativité (Mawlid) de leur Prophète. Sur le plan pratique, il mena une vive propagande à tous les échelons en se déplaçant lui-même dans tous les quartiers de la ville pour expliquer de vive voix l’utilité d’une telle manifestation et combattre, par là même, l’influence chrétienne».
Au XIVe siècle déjà, dans son «Bayane», Ibn Idari Al-Mourrakouchi détaille ce qu’il qualifie comme un des grands exploits de l’émir azafide, soit la célébration du Mawlid durant lequel étaient offerts des banquets riches de toutes sortes de mets, les pièces de monnaie distribuées aux enfants, les processions défilant dans les rues pour chanter les louanges du Prophète, ajoutées aux séances de samaâ et d’auditions spirituelles dans une ambiance de réjouissance générale.
Depuis, selon les différentes régions du Royaume, bien d’autres manifestations et rituels se sont progressivement joints à la fête.
C’est le cas de la procession des cierges qui subsiste à Salé, perpétuant une célébration instaurée à travers le Royaume durant le règne du Saâdien Ahmed al-Mansour au XVIe siècle, décrite notamment par son vizir et historiographe officiel Abd-el-Aziz al-Fichtali.
Elle serait inspirée d’une tradition similaire observée par al-Mansour lors de son séjour de jeunesse à Istanbul, là où cette tradition liée au Mawlid aurait emprunté d’autres influences, probablement byzantines.
Alors innovation sans doute, mais en quoi serait-il blâmable de mettre en évidence, au-delà de l’aridité des interprétations et au-delà de la dimension du Prophète en tant que fondateur d’une communauté ou législateur, celle d’un intercesseur et d’un être de lumière habitant les cœurs?!