Une simple anecdote en dit parfois plus qu’un pamphlet ou un mémoire de licence en droit.
Or donc, samedi dernier, je me trouvais sur les hauteurs de Tétouan pour un dîner entre amis lorsqu’à l’issue dudit dîner, notre amphitryon demanda à la cantonade:
- Quelqu’un pourrait-il raccompagner Mme Flana? Elle n’a plus de voiture, il lui est arrivé une histoire abracadabrante.
Il ne faut jamais prononcer l’expression «histoire abracadabrante» devant un écrivain. C’est comme si on apprenait à un chat famélique qu’une souris bien dodue se dandinait à portée de griffe. Je me précipitai vers Mme Flana, une accorte Rifaine, ému, le regard débordant de compassion.
- Que vous est-il arrivé, ma bonne dame? Peut-on vous être de quelque secours?
- Ah, mon bon monsieur, si vous saviez…
- Dites, dites…
- Aaah…
- Épanchez votre cœur meurtri, ça vous fera du bien.
Mme Flana s’abattit sur un sofa et tapota l’environ, m’intimant ainsi l’ordre de m’asseoir à côté d’elle. Puis, avec force soupirs (dont je vous fais grâce), elle me narra sa cruelle expérience.
Il y a deux ans, M. Flan’, son mari, lui avait offert une jolie petite voiture, une menue Mini, pour son anniversaire. Pour que la surprise fût complète, il avait fait toutes les démarches en catimini afin que ladite Mini se trouvât sur le trottoir, le jour dit, prête à démarrer. Cela avait nécessité qu’il mît le véhicule à son nom à lui. Funeste bévue!
Pendant deux ans, Mme Flana se servit de son fardier mignon avec joie; mais, quelques semaines avant notre dîner tétouanais, elle se gara par distraction devant la sortie d’un garage. Faute vénielle, certes, mais les archers sont impitoyables et la guimbarde se retrouva à la fourrière.
Qu’à cela ne tienne, se dit la dame sans trop s’émouvoir, je paierai l’amende et je récupérerai Mimi -c’est ainsi qu’elle nommait sa voiture.
Hélas… Lorsqu’elle se présenta aux zautorités, celles-ci jetèrent un coup d’œil à la carte grise, établie au nom de M. Flan’, et apprirent -oh! fort poliment- à médème que la loi était formelle: seul le propriétaire a le droit de retirer son tacot de la fourrière.
Or voici le hic: monsieur Flan’ était mort d’un AVC quelques mois plus tôt. Dieu ait son âme -et qui sa voiture? Tous ses héritiers!
Parce qu’il faut maintenant, amis lecteurs, vous révéler un détail important: Mme Flana avait mis deux filles au monde; mais de garçon, point. Et ce détail change tout. Sans héritier mâle, c’est quasiment toute la tribu qui hérite. La Mini appartenait donc à pas moins de onze personnes: tous les frères et demi-frères -l’aïeul était polygame. Onze propriétaires! Ils n’auraient pu entrer tous dans l’exigu teuf-teuf.
L’administration offrit, dans sa grande bonté, une échappatoire à Mme Flana: qu’elle apporte une procuration par propriétaire, signée et légalisée à la mouqata’a. Ainsi, elle pourrait faire sortir Mimi de la fourrière où elle se morfondait.
- Mais, monsieur l’officier, soupira la Rifaine, comment faire? Des héritiers, il y en a un en Allemagne, un autre dont la trace s’est perdue en Finlande, un troisième qui est fou, un quatrième qui me hait, un cinquième qui…
- Madame, j’en suis désolé pour vous; mais la loi, c’est la loi.
On en est là. La Mini pourrit en fourrière, Mme Flana collectionne les procurations mais il en manque toujours une et, de ce fait, elle se déplace en taxi -quand elle en trouve un.
Comme je ne suis pas moi-même «motorisé», comme on dit, c’est un ami commun qui nous ramena, Mme Flana et moi, chacun vers ses pénates.
En chemin, nous devisâmes agréablement de notre belle Constitution qui dispose, noir sur blanc, que la femme est l’égale de l’homme.