Pénurie des médicaments: au cœur d’un phénomène qui ronge le système de santé au Maroc

Des médicaments dans une pharmacie.

La pénurie de certains médicaments, loin de s’estomper, demeure un problème préoccupant. Observée à l’échelle nationale, cette rupture d’approvisionnement concerne une large gamme de médicaments, y compris des produits vitaux pour les patients. Mohamed Salami, vice-président du bureau national de l’association Monde des pharmaciens marocains, et Layla Laassel Sentissi, directrice de la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutique, détaillent pour Le360 cette pénurie. Ils proposent également plusieurs pistes de solutions pour remédier à cette situation critique.

Le 14/12/2024 à 12h56

La pénurie de certains médicaments perdure, prenant l’allure d’un véritable problème de santé publique au Maroc. Cette problématique n’est pas seulement soulevée par les patients, mais également par les professionnels de la santé et les parlementaires, qui interpellent les pouvoirs publics à ce sujet. Des alertes ont même été lancées, comme celle émise récemment par des pédiatres regroupés au sein de la Société marocaine de pédiatrie (SMP).

Dans une lettre adressée au ministère de la Santé et de la Protection sociale, la SMP a alerté sur la pénurie de médicaments essentiels en pédiatrie, indispensables dans les cas critiques et parfois uniques options thérapeutiques.

Cette crise touche une grande variété de médicaments, dont certains sont considérés comme vitaux, souligne Mohamed Salami, vice-président du bureau national de l’association Monde des pharmaciens marocains (Mpharma), dans une déclaration pour Le360. Il précise que ces ruptures de stock sont constatées sans exception sur l’ensemble du territoire marocain.

En somme, explique Mohamed Salami, cette pénurie touche divers médicaments tels que certains antidiabétiques, des insulines, des antihypertenseurs, des vaccins, le sérum antitétanique (essentiel pour prévenir le tétanos), des anticancéreux, des collyres, notamment les antiglaucomateux, et des corticoïdes injectables.

Elle concerne également des antiémétiques injectables (utilisés contre les nausées et vomissements), des produits de contraste (médicaments indispensables pour certains examens d’imagerie médicale), et certains psychotropes, entre autres.

Quelles sont les causes de cette pénurie? Amine Tahraoui, ministre de la Santé et de la Protection sociale, a récemment indiqué devant la Chambre des conseillers que les ruptures de certains médicaments sont souvent dues à des causes externes au ministère, la principale étant leur indisponibilité dans les pays étrangers où ils sont fabriqués. Ces ruptures peuvent également concerner des médicaments génériques produits localement, a-t-il souligné.

Le stock stratégique, un échec?

Cette explication est également avancée, parmi d’autres, par Mohamed Salami. Ce dernier évoque un problème à caractère mondial lié à la rupture de principes actifs, dont la fabrication est principalement monopolisée par des pays comme l’Inde et la Chine. Cependant, il tient à rappeler que ce problème n’est pas récent, pointant du doigt un manque de communication et de transparence.

Jusqu’en 2022, rappelle notre interlocuteur, le ministère de tutelle niait systématiquement l’existence d’une quelconque rupture de stock, «alors que les pharmaciens d’officine n’ont cessé, des années durant, de tirer la sonnette d’alarme à ce sujet», déplore-t-il.

Le 22 août 2022, le ministère de la Santé a pourtant pris la décision de sécuriser un stock stratégique national de médicaments et produits affectés par des pénuries ou des perturbations d’approvisionnement pour une durée de douze mois. Ce stock devait faire l’objet d’une évaluation trimestrielle, rappelle Mohamed Salami, mais les résultats de cette initiative restent flous.

«Force est de constater que cela n’a pas été une réussite, étant donné qu’au niveau des pharmacies d’officine, nous n’avons pas senti de réel changement», affirme-t-il, s’interrogeant sur les causes de cet échec. Il souligne à cet effet «un manque flagrant de communication vis-à-vis des pharmaciens», notant que ce sont eux qui sont, au quotidien, en contact avec les citoyens et qui doivent, par ailleurs, leur expliquer «toutes ces péripéties liées aux ruptures». Mais, «faute d’informations exactes du ministère ou des laboratoires, nous sommes perpétuellement dans l’embarras devant nos clients».

Le vice-président de l’association Mpharma attribue également la pénurie de certains médicaments à l’absence de droit de substitution dans les officines marocaines, «un droit pourtant devenu quasi-universel». Il souligne que ce droit est non seulement accordé aux pharmaciens européens, mais également dans des pays de la région, comme la Tunisie et l’Algérie.

Le droit de substitution se fait attendre

Ce droit, explique-t-il, permet de substituer des médicaments princeps (originaux) par des génériques, évitant ainsi «d’être à la merci de certaines multinationales qui peuvent ouvrir et fermer “le robinet” à leur guise». Par ailleurs, ajoute-t-il, «les laboratoires nationaux hésitent parfois à produire certains génériques, faute d’y voir un intérêt financier, malgré leur importance pour la santé publique».

Layla Laassel Sentissi, directrice exécutive de la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutique (FMIIP), également interrogée par Le360, a d’abord souligné que la pénurie de médicaments concerne, dans une proportion significative (90 à 95 %), des médicaments importés. Pour ceux fabriqués localement, cette pénurie est principalement due à un manque de matières premières ou d’excipients au niveau mondial.

De ce fait, les stocks de certains médicaments s’épuisent plus tôt que prévu en raison de leur forte prescription par les médecins et doivent donc être reconstitués. Or, cette tâche s’avère complexe, surtout lorsqu’il s’agit de médicaments innovants, non génériqués, et produits par un nombre très limité d’usines dans le monde, parfois une seule, souligne notre interlocutrice.

Cette situation est d’autant plus problématique pour un pays comme le Maroc, qui constitue un petit marché pharmaceutique et où les prix des médicaments sont continuellement revus à la baisse. Dans ce contexte, les laboratoires pharmaceutiques internationaux ne priorisent pas le Maroc pour l’attribution des stocks, fait-elle remarquer.

Pourquoi, dès lors, ne pas fabriquer localement ces médicaments touchés par la pénurie? Selon Layla Laassel Sentissi, cela s’explique par le fait qu’il s’agit souvent de produits innovants encore sous brevet, et donc non génériquables.

Fabriquer localement: un défi pour les industriels

Certes, il existe des mécanismes permettant au Maroc de dépasser les accords de libre-échange (ALE) ou les brevets pour octroyer une licence d’office ou obligatoire à un laboratoire marocain afin de produire ces médicaments. Cela est, par exemple, prévu dans l’ALE avec les États-Unis, observe-t-elle.

Cependant, le ministère de la Santé n’a jamais eu recours à cette option, bien que plusieurs pays l’utilisent. Elle précise toutefois que ce recours doit répondre à des critères stricts et être justifié, notamment par un cas avéré de santé publique.

Par ailleurs, la fabrication locale de ces médicaments se heurte à une autre difficulté. Elle est liée à l’ascension effrénée de l’innovation pharmaceutique, qui pousse les laboratoires internationaux à développer des molécules de plus en plus ciblées pour traiter des maladies spécifiques, ajoute la directrice de la FMIIP. Parfois, illustre-t-elle, une molécule est destinée à un nombre restreint de patients nécessitant ce traitement.

Le problème ne s’arrête pas là. En effet, indique-t-elle, lorsque ces médicaments, qui sont des produits d’innovation, tombent dans le domaine public, les industriels nationaux commencent soit à les importer, soit à les produire localement.

Toutefois, déplore-t-elle, dès qu’ils s’engagent dans cette démarche, la multinationale fabriquant la molécule princeps concernée réduit drastiquement son prix pour empêcher le générique ou le biosimilaire de prospérer. Ainsi, tout l’investissement engagé par l’industriel marocain dans la fabrication de ce médicament se retrouve compromis, assène-t-elle.

Ce comportement est d’autant plus anormal que la multinationale a déjà réalisé des bénéfices substantiels pendant toute la période où son produit était protégé par un brevet, martèle-t-elle. La logique voudrait qu’elle concentre ses efforts sur la mise au point de nouvelles molécules par l’innovation, observe-t-elle.

La guerre entre le princeps et le générique

Certes, cette «guerre» entre la molécule d’origine (princeps) et le générique, ou entre la biotech et le biosimilaire, existe également dans d’autres pays. Cependant, ces derniers mettent en place des garde-fous à travers des réglementations adaptées, fait-elle savoir.

Ces réglementations encadrent la fixation des prix des médicaments afin de prévenir une baisse excessive des prix des princeps, susceptible de constituer une concurrence déloyale pour les génériques et les biosimilaires, tout en menaçant la viabilité de cette industrie.

Layla Laassel Sentissi souligne également que tous les pays ayant souhaité encourager le développement des génériques ont mis en œuvre des politiques d’intéressement des prescripteurs (médecins) et des pharmaciens afin de privilégier ces alternatives. Elle conclut en affirmant que l’État marocain devrait s’aligner sur ces bonnes pratiques pour soutenir l’industrie nationale des génériques et remédier aux problèmes de pénurie de médicaments.

Encourager l’industrie pharmaceutique marocaine est également préconisé par Mohamed Salami. «Il faudrait promouvoir la fabrication locale de médicaments et, loin d’être une utopie, soutenir la recherche scientifique pour éviter de rester des otages permanents des multinationales et des sociétés étrangères», insiste-t-il.

L’intérêt de santé publique doit primer

Il faudrait également, ajoute-t-il, «que le ministère de tutelle incite les laboratoires nationaux à produire des génériques pour tous les médicaments princeps, au lieu de concentrer leurs efforts sur une avalanche de génériques pour une seule spécialité : l’intérêt de santé publique devrait toujours primer!».

Il plaide également pour l’octroi aux pharmaciens d’officine du droit de substitution, à l’instar de ce qui se fait dans d’autres pays. «Cela permettrait sans doute de résoudre une partie du problème et éviterait aux citoyens de devoir parcourir la ville ou même la région à la recherche de médicaments, souvent en vain», explique-t-il.

Le vice-président de Mpharma réclame par ailleurs une véritable approche participative de la part des décideurs, incluant les pharmaciens d’officine dans la résolution des problèmes de rupture, «car le pharmacien est, en fin de compte, l’interlocuteur direct de la population».

Enfin, il appelle à une meilleure communication autour des médicaments, en fluidifiant l’information et en exploitant pleinement les avantages offerts par la digitalisation.

Par Lahcen Oudoud
Le 14/12/2024 à 12h56