Le débat sur la «nationalité» de Tarik Ibn Ziyad continuera d’alimenter la polémique jusqu’à la fin des temps. Il faut espérer qu’on arrivera tout de même à le clore un peu avant. C’est un débat byzantin, sans fin et surtout sans intérêt. En un mot: c’est fatiguant.
Quand on s’écharpe pour s’approprier un soi-disant héros du passé, c’est que l’on vit mal le présent, on est mal dans sa peau. Soit dit en passant.
En Europe aussi, il y a eu de petites querelles de ce genre, mais souvent restées périphériques, et surtout moins hystériques. Comme la question de la nationalité de Christophe Colomb. Est-il Portugais ou Espagnol? Ou Italien?
Le grand Manoel de Oliveira, génial cinéaste portugais mort à plus de 100 ans, est parti de ces questionnements pour aboutir à une quête personnelle, intime, bouleversante. En enquêtant sur la nationalité de Cristobal (Christophe, version portugaise), il s’est retrouvé dans un autre voyage, dans sa propre mémoire, de laquelle il ne retient que la brise marine de Porto, sa ville natale, le passage d’un bateau à vapeur, les comptines de sa grand-mère.
A la fin, on a l’impression qu’il nous dit, à sa manière: «Je ne sais toujours pas si Cristobal est Portugais… Et je m’en fous, ce n’est pas le plus important!».
Il faut dire que le grand Manoel a réalisé ce film magnifique («Christophe Colomb, l'énigme», 2007) alors qu’il avait 99 ans! Un âge où l’on a quand même une chance, à force de repousser encore et encore la mort, de gagner en sagesse.
La sagesse nous dicte, donc, de relativiser. Laissons nos récits nationaux de côté. Ces récits sont des romans, des constructions, où la fiction et l’idéologie se taillent la part du lion. Elles prennent tout et laissent peu de place à la vérité, à l’histoire.
Un personnage comme Ibn Khaldoun, par exemple, dont la pensée n’a pas pris une ride et reste d’une étonnante actualité, nous est plus précieux aujourd’hui par ses écrits que par sa nationalité. A son époque, d’ailleurs, le XIVe siècle, il n’y avait pas de nationalité.
Né en Tunisie actuelle, mort en Egypte, mais descendant d’une famille andalouse et ayant vécu au Maroc, sans oublier qu’il a entre autres séjourné aussi en Algérie, en Espagne, et que ses ancêtres viennent du Yémen, cela nous fait donc quelle(s) nationalité(s) pour le père de la «Muqaddima»?
Tenter de rattacher Ibn Khadoun à une «nationalité» ou à un pays peut vous donner le tournis. Et puis, quel intérêt? Il figure dans la «fiction» nationale de tous les pays cités plus haut, et à raison d’ailleurs. Et alors?
C’était un citoyen du monde qui appartient désormais à l’humanité entière. Point barre. S’il nous entendait encore, Ibn Khakdoun nous dirait: «Oubliez ma nationalité, retenez ma pensée, lisez mes écrits, décryptez-les pour comprendre d’où vous venez».
Pour finir, rappelez-vous comment Kadhafi passait son temps à claironner que Shakespeare avait du sang arabe dans ses veines. Le colonel sous-entendait que le dramaturge avait de possibles origines libyennes et voulait sans doute l’inscrire dans sa fiction nationale. Ses yeux devaient briller en pensant: «Shakespeare héros national libyen».
Il a oublié que ce n’est pas la «nationalité» de ce cher William qui fascine le monde, mais son œuvre immense!