Je ne sais pas si c’est le ramadan. Peut-être bien, oui. Nous allons voir tout cela ensemble…
Au café, je suis attablé à côté d’un couple d’étrangers. Des russophones. Leur anglais est moyen. Je leur sers de guide pour faciliter la communication avec le serveur. Nous sommes en terrasse. Il est 22 heures et la rue, en face, est pleine de passants.
Les Russes sirotent leur café quand deux gamins, surgis de nulle part, viennent les accoster. Les Russes se tournent vers moi, comme pour demander: «Mais que veulent donc les gamins?». Pendant ce temps, l’un des deux préadolescents s’empare de la bouteille d’eau posée sur la table et la boit d’une rasade. Glou glou…
Les Russes sont pétrifiés et moi aussi. Je me sens rougir. C’est incroyable. Je me sens mal, presque honteux, comme si j’étais le père des deux gamins ou le représentant de l’Office de tourisme marocain.
Le serveur arrive en retard. Il a tout vu. Il s’adresse aux Russes dans un langage à moitié compréhensible qui veut dire quelque chose comme: «Les terrasses dans ce pays c’est comme ça». Puis il dit à peu près: «Ne laissez ni argent ni cigarettes sur la table, vous risquez d’être volés!».
Je proteste. Je relativise. Je joue le raisonnable, celui qui rassure. Cela ne me ressemble guère. C’est surtout très en contradiction avec le discours que je tiens généralement à mes amis (Marocains): «Attention à vos poches, vos clés, vos téléphones, etc».
J’essaie d’expliquer aux Russes que, des jeunes garçons mal élevés, voire des petits voyous, il y en a partout. Sûrement aussi à Moscou ou Paris. Je devais avoir l’air ridicule. Ils sourient: «O yes yes… sure, sure…».
Soudain l’imprévu, encore un. Une horde de gamins détalent en criant à pleins poumons, créant un énorme désordre sur la voie publique. Derrière eux, plusieurs femmes en djellaba courent aussi, tentant de les rattraper.
Leurs mères? Non. En un coup d’œil, tous les clients attablés et tous les passants comprennent que nous sommes en train d’assister à une course-poursuite entre des prostituées et des gamins qui ont dû leur dérober un sac, de l’argent (en plus de les avoir probablement arrosées d’insultes).
L’une des femmes attrape un gamin. L’attroupement se forme à la vitesse de l’éclair. Coups, cris, insultes. C’est littéralement le bordel.
A ma gauche, les Russes contemplent le spectacle, moitié amusés, moitié effarés. A ma droite, une table avec six gaillards de tous les âges. Ils rient à gorges déployées, grassement, comme devant une sitcom de l’après-ftour. Et prennent des photos avec leurs téléphones portables. L’un des gaillards se lève et filme comme un cinéaste amateur.
«Vous verrez, je vais mettre ça sur Youtube et titrer: les Marocains entre eux!». L’un de ses amis le corrige: «Non, tu mettras: les Marocains en attendant l’arrivée des flics pour les séparer!».
Hahaha…Hahaha.
Tout le monde riait. Sauf moi! Plus le spectacle gagnait en intensité, plus je devenais blême. La proximité des Russes renforce mon malaise. J’ai envie de leur cacher les yeux, les oreilles.
Le spectacle se poursuit sans cette fameuse pause pub ou pause pipi qui rythme les programmes de la télévision marocaine. Le déchainement est absolu, avec une bagarre rangée entre quelques femmes en djellaba et un gamin pris comme un poisson dans les filets. A présent c’est la circulation qui est entrain d’être détournée, bientôt coupée.
Des fidèles revenus de la mosquée la plus proche s’en mêlent aussi. On crie, on appelle au secours, on insulte les mères, les pères et la religion de tout le monde.
En face, nous, les gens de la terrasse, rions, filmons, analysons. Comme au théâtre ou devant l’écran de la télévision. Prêts à rire, à applaudir ou à siffler le «spectacle». Seuls les Russes, dépassés par tous ces enchainements surréalistes, ont quitté les lieux...