Des gens s’indignent que Khattabi soit représenté à l’écran. Qui plus est, dans une fiction. Ces gens pensent que, étant donné que Khattabi est un grand personnage national, il faut le laisser en paix. Ne pas l’approcher. Il faut le laisser à l’histoire et aux historiens.
Il appartient au Maroc, à tout le monde et, paradoxalement, personne ne peut s’approcher de lui. Pas touche. Surtout pas le cinéma, qui ne sera jamais à la hauteur, c’est écrit. Il ne pourra que caricaturer sa mémoire et la souiller.
C’est ainsi qu’ils voient les choses. Un outrage. De la profanation.
Il est terrible qu’un pays à l’histoire si riche, la proche et l’ancienne, n’ose toujours pas s’emparer de ses mythes pour les débarrasser de leur sacralité et leur rendre leur humanité, leur complexité. Et raccourcir la distance qui nous sépare d’eux.
Comme avec la figure du prophète de l’islam, on s’interdit de représenter et de se saisir des figures qui ont marqué notre inconscient collectif. Comme s’il y avait une loi supérieure, non écrite mais validée et connue de tous, qui nous inhibe, qui nous refuse toute tentative de réappropriation.
Mais il faudra bien y arriver un jour. Pour avancer, une nation a besoin d’examiner son passé dans toute sa complexité, pas seulement pour le magnifier.
Lorsqu’on «touche» à ces figures iconiques, lorsqu’on s’arrête aux grands événements qui ont fondé l’histoire de ce pays (résistance, indépendance), ce qui est déjà rare et courageux, il y a comme un voile de pudeur qui nous fait tomber dans la caricature. C’est un autre problème, plus grave encore. Nous les représentons d’une manière angélique, héroïque, totalement asexuée, qui ne touche plus personne.
L’émotion nait, pourtant, à l’ombre des blessures, du doute, des zones grises de l’histoire. L’émotion, qui n’est que le reflet de l’humanité, a besoin de liberté. La liberté de l’artiste, qui n’a rien à voir avec la rigueur de l’historien ou le manichéisme du récit national.
La peur qui nous glace est si ancienne que même lorsqu’on s’intéresse à un personnage aussi lointain que Zeinab Nefzaouia (Moyen Âge), on ne se permet aucune liberté. Et quand on s’intéresse à un personnage plus proche, comme une Fatima Mernissi, on reste prisonnier d’un dispositif de lissage-polissage qui brime, qui castre, qui lave plus blanc.
Alors, est-il possible de casser ce carcan, de faire autrement? Oui, bien sûr. Regardez Youssef Chahine, qui filmait, dans l’inoubliable «Alexandrie pourquoi», un faux-héros de la résistance égyptienne, qui payait quelqu’un pour tuer à sa place un «colon» britannique. Mieux encore: regardez comment l’iconoclaste Mahmoud Zemmouri, dans le savoureux «Les folles années du twist», a détourné la résistance algérienne en mettant de côté les héros pour s’intéresser à deux «zéros» qui ne pensent qu’à danser et à «lever» les plus belles filles du village.
De quel droit osaient-ils? Le droit de rester libre et lucide, et de raconter l’histoire par le petit bout de la lorgnette, loin des fanfares de l’histoire officielle.