Acheter un mouton. Un tracas pour la majorité des familles. Si le Coran dit «nulle contrainte en religion», pour les familles, le sacrifice est une obligation. Des pseudo-ulémas leur disent que toute personne qui travaille doit sacrifier son mouton. La majorité des familles vendent des biens ou s’endettent. La viande est fort appréciée et les familles n’ont pas les moyens d’en manger souvent. Elle se saignent à blanc pour ne pas priver leurs enfants du mouton tant désiré. Beaucoup de familles se forcent à acheter un gros mouton, avec lagroune mlawine (cornes enroulées) pour épater les voisins.
Il faut choisir parmi les races: Sardi, Bni guil, Bergui… Choisir la bête: examiner ses dents pour estimer son âge, soupeser ses testicules pour estimer sa force, palper sa colonne vertébrale pour apprécier le filet, soulever ses pattes arrière pour estimer son poids et sa bonne santé… Les jeunes citadins ignorent ces techniques et achètent en fonction du poids.
C’est le congé annuel d'une grande partie de la population qui revient au bled.
L’aid lakbir a ses rituels, selon les régions et les familles, rituels en forte diminution. La superstition en fait partie: en 1965, alors que j’étais enfant, mon père était un prisonnier politique. Lorsque son associé nous a ramené le mouton, il s’est écrié avec joie: «le mouton est entré en regardant en haut. Si Thami va être libéré». Quelques jours après, il a été libéré, gracié par Hassan II. J’ai longtemps cru que c’était grâce au mouton de l’aïd!
La veille de la fête, les femmes mettent du henné sur le front du mouton et s’enduisent les cheveux de nafga (henné et produits naturels odorisants) pour éviter que leurs cheveux ne s'enflamment lorsque la tête du mouton est brûlée pour être nettoyée.
Le jour J, on brûle des produits spéciaux et on jette du sel sur le sol pour chasser les jnounes qui sont attirés par le sang. Aucun mouton ne doit assister au sacrifice d’un autre mouton pour lui éviter de la frayeur. Pour certains, c’est humain, pour d’autres, si le mouton est effrayé, sa chair durcit.
Les chats, effrayés, disparaissent lors du sacrifice car ils voient les anges qui viennent prendre les âmes des moutons.
Le premier écoulement de sang est recueilli. On en met aux enfants entre les sourcils pour les protéger du mauvais œil. Une partie sera séchée et servira de bkhor (fumigation) pour protéger les nourrissons de Oum Sabiane, un esprit malveillant.
Les fillettes non pubères se frottent le visage avec la peau du mouton pour éviter l’acné.
La vésicule biliaire, traitement dermatologique: on enduit la peau de bile. La vésicule biliaire est accrochée au mur. Plus elle sèche, plus le mal disparaît.
Chahma (crépine), graisse enveloppant l’appareil digestif, sèche sur le dos d’une fille dont elle fortifie le corps; on choisit la fille marzaka, qui va attirer la prospérité. Dowara, appareil digestif, doit être généreux et gras. Une question est posée par politesse: «comment a été ta dowara?» «Smiiiina, Dieu merci», ce qui prouve que la bête a été bien engraissée. Une Dowara smina prouve et attire l’abondance.
Le mouton est suspendu à un crochet. Les femmes préparent les brochettes au foie et à la graisse et font cuire dowara, appelé aussi karcha, tkalya (tripes).
Les rituels diffèrent: certaines familles ne découpent le mouton que le lendemain, pour que la viande devienne tendre. La majorité découpe l’épaule droite pour le dîner. J’ignore pourquoi la droite. Le non-respect de ce rituel entraîne des malheurs. L’omoplate sert à prédire l’année agricole à venir. L’os est séché et placé dans la farine ou les céréales, pour attirer alkhir (l'abondance).
La queue du mouton est salée et séchée pour le couscous de la fête de Achoura. Elle attire la prospérité.
Lorsque la tête est mangée, on peut récupérer l’os de la mâchoire et le jeter sur une famille ou une tribu rivale pour lui souhaiter bouhayrousse: la casse fréquence de leurs ustensiles.
L’os du gigot va confectionner la poupée de Baba Aychour. Un mois après l’aïd, il y a la fête d’Achoura. Les enfants habillent l’os, le mettent sur un plateau et font un tour dans le douar pour demander el hake (la part) de Baba Ayouche. Les adultes leur donnent des présents.
Le lendemain, lorsque le mouton est découpé, l’épaule gauche est conservée pour être offerte à des proches.
Une partie de la viande est coupée en lamelles, salée, séchée et devient gueddide. Sans congélateur, c’était le seul moyen de conserver la viande. On fait le boudin marocain, kourdasse: une boule faite avec la panse farcie d’épices, foie, poumon, intestin… pour parfumer le couscous. On peut faire lamjabna appelée dans l’Oriental al bakbouka: une saucisse farcie de viande hachée et d'épices pour le couscous.
La peau du mouton sert de déguisement à Boujloud (l’homme aux peaux), Bou labtayne ou Bou hidour, en amazigh Bilmawen. Habitude païenne, anté-islamique, elle reste vivace dans plusieurs régions du Maroc. Un homme se couvre de la peau de mouton ou de chèvre, des cornes sur la tête, un long bâton à la main, court dans le village, suivi d’enfants. Il cherche à effrayer les passants qu’ils tapent avec le bâton, dans une ambiance festive.
L’aïd lakbir prépare une autre fête: Achoura. Les peaux de mouton servent à fabriquer ta3jira, darbouka, da3dou3 (tamtam)… Qui égayent tant notre vie.
Aujourd’hui, ces instruments sont recouverts de plastique, car la peau de mouton se relâche et il faut la chauffer. Mais les instruments traditionnels sont encore prisés et font notre bonheur. Très bonne fête.