Une famille à la campagne. A 10 heures du matin, le bétail est encore enfermé. Pas d’enfants disponibles à la maison pour le sortir. Un jeune berger arrive: coupe de cheveux Tyson, pantalon jean déchiqueté aux genoux, deux smartphones à la main, des écouteurs le coupent du monde et font balancer son corps pendant qu’il marche, sous le rythme d’une musique. Il sort le bétail et le ramène deux heures plus tard pour être payé. Un nouveau profil de berger, exigeant, connecté et très attentif à son look.
Le berger ancien modèle: Sareh. Il conduit et surveille le troupeau pour son propre compte, celui de sa famille ou d’un ou de plusieurs éleveurs qui l’emploient. Un métier noble mais dévalorisé. Traiter une personne de sareh c’est lui dire qu’elle est vulgaire et négligée. Sareh est perçu comme sale. Il passe ses journées et parfois ses nuits dans la nature. La terre qui nous nourrit si généreusement est poussiéreuse. Il s’assoie à même cette terre. Ses habits s’en recouvrent. Il ne peut se laver ou se changer régulièrement. Il est dévalorisé car poussiéreux et sans qualification.
Le berger conduit son troupeau dans les plaines, les montagnes, les sentiers escarpés, été comme hiver, subissant le froid, la pluie, la chaleur, du lever du soleil à son coucher. Comme outil et moyen de défense, il a son bâton, les cailloux, la fronde (elmouqla3) et un ou plusieurs chiens.
Il mène le bétail vers un pâturage et un point d’eau. S’il n’y a ni rivière ni lac pour l’abreuver, il monte durement des seaux d’eau d’un puits où l’eau est de plus en plus profonde, à cause de la faible pluviométrie. Il doit rester vigilant pour que ses bêtes ne se perdent pas, qu’elles n’aillent pas brouter dans un champ privé. Ces dernières années, s’ajoute un autre danger: le vol du bétail par des bandes munies de camion.
Avant, le berger était payé par une partie des animaux à naître. Aujourd’hui que les besoins se sont multipliés, il demande un salaire que les familles ne peuvent reverser. Un grand problème pour les ruraux qui vivent des revenus de leurs bétail.
En mai 2021, le petit Miloud, 11 ans, qui était en charge de ces corvées, en est mort! Miloud a conduit le bétail dans un pâturage et, épuisé, il s’est assoupi sous un arbre. Le troupeau, sans surveillance, a brouté dans un champ d’orge voisin. L’employeur, furieux, a tabassé à mort l’enfant-berger.
Pour maquiller le crime en suicide, il a pendu le frêle corps à un arbre. L’examen médical dévoile des traces de violence sur le corps. Selon l’autopsie, l’estomac du petit n’avait rien reçu au cours des dernières 24 heures !
Contacté par l’association INSAF, l’oncle de la victime explique que l’enfant, orphelin de mère, a été donné par son père à un homme, loin de son douar, pour être berger. Le père aurait donné un autre fils de 8 ans à un autre employeur.
La situation des petits bergers, tel Miloud, travaillant dans des familles autres que les leurs est dramatique. Ils sont éloignés des parents qu’ils ne voient qu’une ou deux fois par an. Ils passent leurs journées avec comme seule nourriture un morceau de pain et de l’eau. Allongés sous les arbres, ils n’ont comme occupation que leurs rêves brisés et la haine pour ceux qui exploitent leur innocence. Ils peuvent passer des jours seuls, sans aucune compagnie, désocialisés à un âge où ils doivent être sur les bancs des écoles, s’épanouissant avec leurs camarades de classes et de jeux, baignant dans l’affection familiale. Analphabètes, à peine lettrés et sans qualification, leur avenir est hypothéqué.
Des circonstances familiales peuvent être source d’éloignement de l’enfant pour travailler comme berger chez un inconnu, loin des siens, tel le décès de la mère et le remariage du père. La marâtre peut pousser le père à se séparer de ses enfants. La précarité pousse le père à placer ses enfants au travail, surtout quand la maman n’est plus là pour les protéger.
Si l’enfant est le fils du paysan, cela évite de payer un salaire. La précarité des petits paysans qui représentent la majorité des ruraux ne permet pas de payer un berger adulte. Les enfants doivent alors garder les bêtes en tant qu’aide familiale non rémunérés. Moins souvent, des paysans ayant de grands troupeaux ou n’ayant pas d’enfants, recourent au service d’un berger mineur, non exigeant au niveau du salaire, souvent dérisoire.
Il y a encore des milliers de petits bergers au Maroc. Le plus souvent, ils travaillent pour leurs familles. Selon le HCP (2020), 147.000 enfants de 7 à 17 ans sont actifs dont 119.000 au rural (3,8 % des enfants ruraux). Ce sont majoritairement des garçons qui ont quitté l’école. Seuls un sur sept continue à fréquenter l’école tout en travaillant. Ceux qui, en 2021, n’ont jamais été scolarisés sont exceptionnels.
La scolarisation prive les parents d'un berger. En plus, quand un enfant a été scolarisé, il a de rêves qui excluent l’accompagnement des troupeaux. Il peut faire paître un troupeau de temps en temps, quelques heures, mais pas toute la journée.
Des petits Miloud, il y en a, même s’ils ne sont pas nombreux puisque l'écrasante majorité des enfants ruraux est scolarisée. Mais le décrochage scolaire reste une menace. Si l’enfant quitte l’école au primaire, il n’a aucune possibilité de formation professionnelle dont l’accès est à partir de la troisième année du collège. Que faire alors de ces enfants? Sans occupation, ils sont menacés par le travail précoce.
Une tendre pensée pour tous les enfants victimes de l’inconscience et/ou de la précarité de leurs parents, du travail précoce et de la cruauté de nombreux d’employeurs.