Le temps est à la manifestation. A la grogne. Et à la contestation. Ce n’est pas inédit. Voici plus de deux décennies, avec le cabinet d’alternance, c’était également le cas avec des sit in permanents devant le Parlement. Interrogé sur ce point, Abderrahmane El Youssoufi, alors Premier ministre, avait eu cette réplique: «c’est Mai-68, comme en France…» Et après? Un peu court. Depuis, une césure marque les quelque vingt ans écoulés: celle du printemps arabe en 2011 et de sa variante marocaine que l’on baptise «Mouvement du 20-février». Sous le précédent règne, la contestation n’a pas manqué: tant s’en faut. L’historique atteste de grèves, de violences et de répression (mars 1965 et juin 1981 à Casablanca, décembre 1990 à Fès…). L’accusation de menées «subversives» portée par l’Etat revenait souvent: une autre séquence différente, par bien des traits, à celle qui marque la période contemporaine.
Cela dit, une première observation: aucune manifestation ne ressemble vraiment à une autre. Chacune se présente avec sa propre logique, son mot d’ordre, ses traditions et peut-être même ses rites. Si bien que le traitement juridique d’un tel mouvement social entraîne des conséquences et des risques distincts. Il faut parler ainsi des «manifestations-communions». Il s’agit de grands évènements de l’histoire; les participants affirment, alors, collectivement leur appartenance à une même communauté nationale –un élan de solidarité fraternelle: retour d’exil de Mohammed V, Marche Verte, funérailles de feu Sa Majesté Hassan II... Dans ce schéma, la manifestation peut coupler aussi l’expression de sentiments politiques avec une solidarité nationale (Irak, Palestine…).
Une autre catégorie intéresse, elle, ce que l’on pourrait classer comme des «manifestations corporatistes». On manifeste contre: le citoyen veut montrer qu’il est là; qu’il existe; et qu’il n’est pas content. Les prétextes ne manquent pas autour de revendications particulières: salaire, conditions de travail, statut de catégories spécifiques (médecins fonctionnaires, enseignants contractuels,…). Enfin, cette dernière catégorie: celle qui regroupe les «manifestations émotionnelles». Dans ce cas, l’opinion s’enflamme à l’occasion d’un évènement dramatique ou inespéré, brusquement survenu: elle exprime alors son chagrin, son émotion… ou sa joie.
Autre type encore: les «manifestations politiques» de la rue. Elles peuvent se voiler publiquement dernière des revendications circonstancielles ou des causes ponctuelles. Mais il arrive, dans certain cas, qu’elles visent à ébranler le gouvernement en place –telles celles de mars 1965 et de juin 1981 à Casablanca.
Depuis une dizaine d’années, l’on se trouve dans un autre registre de la culture de la manifestation. C’est qu’en effet la manifestation comme cadre et expression d’un mouvement social déborde de plus en plus; elle se déploie pratiquement hors du champ institué (partis, syndicats,…). Non pas que ces institutions soient absentes, mais il faut bien relever que leur place et leur rôle se sont sensiblement amoindris. Pourquoi? Pour plusieurs raisons liées entre elles d’ailleurs. La capacité d’encadrement est la première avec un faible enracinement et un encadrement tout aussi modeste des citoyens. Faut-il rappeler à cet égard que le taux de syndicalisation au Maroc tourne autour de 5% seulement, selon une enquête du HCP des dernières années?
Il en est de même pour les formations politiques, qui ont des électeurs, sans doute –pas toujours aisés à cerner– mais qui ne disposent pas des moyens de mobilisation. Certaines associations militantes –«activistes» même, comme l’AMDH, ou Al Adl Wa Ihsan– qui se distinguent par des positions oppositionnelles de nature à se prolonger dans l’arène protestataire. Le reste du «système»? Il ne se mobilise pas dans ce même périmètre; ni les formations de gauche comme l’USFP ou le PPS, ni encore moins les partis dits «administratifs» (RNI, UC, PAM…) ne se risquent à des formes de protestation publique fléchée vers des manifestations de rue. La «grogne», quand elle existe, se limite au cadre institué –le Parlement surtout– voire à des états d’âme sans réelle portée.
En tout cas, la vague protestataire s’est bel et bien installée dans le champ politique national; elle en est devenue l’une des composantes durables, structurelles même. C’est le lien social qui est aussi en cause. Des catégories particulières estiment devoir assumer le droit à la parole et se mobiliser dans ce sens par la manifestation. L’on a affaire à un processus de polarisation et même de cristallisation. Les motifs et les griefs à l’appui sont nombreux et divers, suivant les occurrences et les «dossiers» en débat.
Mais au final, une culture protestataire est devenue le levier et le vecteur de l’expression et de la mobilisation des citoyens. Faut-il s’en plaindre? Pas vraiment, tant qu’elle reste circonscrite à des formes d’action pacifique: personne ne peut soutenir le contraire. Les citoyens entendent ainsi affirmer leur statut de «citoyens». Une pleine citoyenneté consacrée d’ailleurs par la Constitution de 2011. Ainsi les dispositions de l’article 29 précisent que «Sont garanties les libertés de réunion, de rassemblement, de manifestation pacifique…» Alors? La liberté de manifester s’est toujours située, dans les régimes démocratiques, aux confins de deux libertés aussi fondamentales l’une que l’autre: la liberté d’expression et la liberté de réunion.
Chacun est libre d’avoir les opinions de son choix et de les exprimer; il est logique et normal que chacun ait les opinions de son choix. Et aussi de les rendre publiques sous quelque forme que ce soit. Sauf à préciser que leur expression ne doit pas troubler l’ordre public.
Or, qu’en est-il dans la vie sociale? Précisément, la manifestation dans la rue –même pour des motifs parfaitement honorables– risque de conduire à une perturbation ne serait-ce que de la circulation, sans parler d’incidents de toutes sortes pouvant émailler son déroulement. Le devoir de l’Etat est le suivant: assurer l’ordre public et de façon générale la «sécurité» des biens et des personnes. Cette fonction régalienne est de son seul ressort –c’est la première liberté….
La rue aujourd’hui occupe de plus en plus une place dans l’Etat. Pourra-t-on la lui reprendre? Difficile. Et puis, faut-il le souhaiter? La manifestation de rue s’est muée de nos jours en contrepouvoir. Les réseaux sociaux l’amplifient; ils nourrissent en même temps un potentiel protestataire mobilisable en toutes circonstances.
La doctrine sécuritaire officielle a sans doute pris la mesure de ces changements dans l’espace social. Forgé par une expérience déclinée depuis une bonne vingtaine d’années, un savoir-faire a été ainsi capitalisé. Une sorte de boîte à outils a pu être mise sur pied, suivant la nature des manifestations de rue. Leur dimension. Et leurs motifs. La répression en cas d’atteinte à l’ordre public est désormais plus affinée, pratiquement à la carte….
Le confinement et la crise sanitaire depuis mars 20201 marquent le retour à davantage de vigilance sécuritaire, ici ou là. Rien d’étonnant à cet égard: il s’agit de protéger la communauté sociale en danger. La phase protestataire a été ainsi mise en équation. Est-elle pour autant gelée? Il semble bien que non. Avec le nouveau gouvernement Aziz Akhannouch, depuis près de deux mois, tant de besoins et d’attentes des citoyens sont en effet à l’ordre du jour. Les fondamentaux ne sont pas en cause. Et le «système» a une grande capacité de digestion et de régulation des mouvements liés à des manifestations.