L'information donnée par le quotidien The New York Times sur l'aide américaine fournie à l'Ukraine qui a permis de cibler et de tuer douze généraux russes a relancé le débat sur la cobelligérance. Se pose ici la question de ce que l'on appelle la «ligne rouge» comme seuil de l'intolérable: celle du passage à une implication militaire, distincte de la non-intervention, comme le fait de ne pas envoyer de troupes sur le territoire ukrainien.
Du côté de l'OTAN, au vu du sommet extraordinaire tenu le 24 mars à Bruxelles, cette organisation a assuré ne pas avoir défini de «ligne rouge» pouvant obliger les pays membres à intervenir militairement si celle-ci subissait une violation. Mais les chefs d'Etat occidentaux ont cependant assuré que l'utilisation d'armes chimiques, nucléaires et bactériologiques entraînerait des représailles.
Du côté russe maintenant, qu'en est-il? Vladimir Poutine menace les alliés d'une riposte rapide et foudroyante si l'OTAN et ses alliés s'ingèrent dans le conflit ukrainien. Question: faut-il que ceux-ci continuent à livrer des armes lourdes à Kiev? Pour le Kremlin, c'est là une menace pour la sécurité européenne. La position de l'Union européenne a beaucoup évolué depuis le déclenchement du conflit le 24 février dernier, à commencer par celle de la France et de l'Allemagne.
Au début, Paris et Berlin se limitaient à fournir de l'aide alimentaire et du matériel militaire défensif. En clair, il s'agissait d'éviter de devenir cobelligérant. Mais aujourd'hui, l'UE est en train d'opérer une véritable bascule en livrant des armes lourdes: le France avec ses puissants canons Caesar, l'Allemagne avec des blindés et des capacités de combat. Ce qui a fait réagir Poutine menaçant les pays occidentaux s'impliquant militairement de manière trop visible: il a ainsi brandi la possibilité d'utiliser des armes stratégiques. Une menace prise très au sérieux par la CIA...
Le président russe durcit de plus en plus le ton. Le 5 mars dernier, il avait ainsi affirmé que la Russie considérera comme cobelligérant tout pays tentant d'imposer une zone d'exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine –une revendication de Kiev rejetée par l'OTAN.
Quelle est la situation à ce sujet? Les alliés évitent de tracer une «ligne rouge» à la Russie en Ukraine; ils ne veulent pas s'exposer à devenir cobelligérants. Le président Macron s'en est expliqué lors du sommet de Bruxelles suivi par ceux du G7 et du Conseil européen qu'il préside pour ce premier semestre 2022: «il y a une limite qui est de ne pas devenir cobelligérants, et cette limite est partagée par tous les alliés... Livrer de nouveaux équipements comme des avions, des chars, personne ne la franchit parce qu’il est évident que ça caractériserait une cobelligérance».
Il faut dire qu’un cuisant souvenir contribue à tempérer l’élan des Occidentaux en la matière. Il a trait, voici dix ans, à l'éventuelle utilisation d'armes chimiques par Bachar Al-Assad contre son propre peuple syrien qui servait de ligne rouge à une intervention commune des Etats-Unis de Barack Obama, et des Européens –la France de François Hollande en tête. Le massacre de la Ghouta (banlieue de Damas) n'avait alors donné lieu à aucune réaction... Aujourd'hui, Washington et ses alliés européens refusent d'employer le terme de «ligne rouge»; ils ne veulent pas tomber dans le même piège et ne pas pouvoir honorer ces engagements. Un péril d'autant plus grand que Moscou dispose de l'arme nucléaire mais qu'elle n'en ferait usage qu'en cas de «menace existentielle».
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, n'a pas manqué d'évoquer le 25 avril dernier, «le risque réel» de conflit nucléaire et de troisième guerre mondiale. Il l'a justifié par ce constat: «l'OTAN, en substance, est engagée dans une guerre avec le Russie via un intermédiaire et elle arme cet intermédiaire. La guerre signifie la guerre». Le lendemain, les Etats-Unis présidaient, sur leur base de Ramstein (Allemagne), une réunion d'une quarantième d’alliés –dont le Maroc– visant à accélérer et renforcer le soutien militaire aux Ukrainiens. Alors que le conflit entre dans son troisième mois, le champ de bataille a changé de nature: il passe en effet de la guérilla urbaine aux vastes plaines du Donbass. D'où un besoin plus pressant d'armements lourds –artillerie, blindés, avions de chasse... L'hypothèse d'une défaite du Kremlin enhardit quelque peu les stratèges de Washington. Le conflit Ukraine-Russie s'apparente de plus en plus à un binôme de fait Washington-Moscou.
Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, l'a clairement déclaré en affichant le propre but de guerre de son pays: «nous voulons voir la Russie affaiblie au point qu'elle ne puisse plus faire le genre de choses qu'elle a fait en Ukraine». Les termes de l'affrontement sont en train d'évoluer et ce par touches successives. Pour Moscou– et elle le répète de plus en plus fréquemment–, les livraisons d'armes à l'Ukraine constituent un acte de belligérance, c'est-à-dire d'engagement actif dans le conflit, n'excluant pas la frappe de convois comme des «cibles légitimes». Jusqu'où alors les Américains et les Européens vont-ils rehausser et élargir leur jeu sur le plan militaire? Quels risques peuvent-ils prendre en se rapprochant et de cette zone grise, tellement crisogène et potentiellement conflictuelle, de la belligérance? Que fera alors Poutine? Des représailles? Une escalade? Une utilisation de son arsenal atomique avec une «démonstration» nucléaire en mer Noire ou dans une zone faiblement peuplée? Un «tir de sommation» en somme...
Cela dit, force est de faire ce constat: il n'y a pas vraiment de définition juridique de la cobelligérance. Il faut rappeler qu'entre 1980 et 1984, pendant la guerre Iran-Irak, la France avait été considérée par Téhéran cobelligérante: elle avait fourni des avions Super-Etendard à Bagdad, ce qui lui avait permis de pilonner les plateformes pétrolières iraniennes. Chacun garde donc une liberté d'appréciation et de qualification. Aujourd'hui le sentiment général est le suivant: tout le monde se satisfait que personne n'est belligérant...
Au début du conflit Kiev-Moscou, les alliés argumentaient en faisant référence à l'envoi d'armes défensives. Une limite bien floue qui s'emploie à évacuer la différence entre armes défensives et armes offensives. Mais n'est-ce pas là une fiction qui arrange tout le monde. Elle considère que l'envoi de matériel militaire n'est pas un signe de cobelligérance. Faute de quoi, cela signifierait que les Etats-Unis et la Russie seraient directement en guerre –ce que les deux pays ne veulent pas admettre. Mais le risque est-il évité? La coopération et l'ampleur de l'assistance militaire –surtout de Washington– ne pourraient-elles pas être interprétées comme relevant de la cobelligérance? Cela accroît en tout cas les réactions russes, élargit et intensifie la guerre aussi.
Ce qui pose la problématique de l'application du droit des conflits armés. Il a évolué au cours de l'histoire. Au tournant du XXe siècle, cette évolution s'est concrétisée avec les conventions de Genève de 1906 et celles de La Haye de 1899 et de 1907. Ces instruments internationaux ont marqué l'émergence conjointe d'un droit humanitaire protecteur des victimes et d'un droit de la guerre tendant à encadrer l'action des combattants. Avec la deuxième moitié du siècle passé, s'est opéré l'élargissement des domaines couverts par le droit des conflits armés, au sein d'une société internationale dont le fonctionnement est fondé sur la Charte des Nations-Unies.
Le champ d'application s'est ainsi élargi à de nouveaux domaines: protection des biens culturels, sauvegarde de l'environnement, participation des enfants dans les conflits armés, interdiction de certaines armes à caractère inhumain ou provoquant des traumatismes excessifs. Le droit humanitaire englobe pour sa part les conventions de Genève du 12 août 1949 (blessés et malades, naufragés, prisonniers de guerre, population civile). Il faut y ajouter deux protocoles additionnels en date 8 juin 1977. Ce droit des conflits armés s’articule autour de cinq principes: humanité, distinction des objectifs militaires d'un côté et des biens et populations civils, nécessité militaire des attaques contre des objectifs militaires, proportionnalité. Le seul but légitime que les Etats doivent poursuivre durant la guerre est l'affaiblissement des forces militaires. Ce principe est consacré par le droit des conflits armés.
Aujourd'hui, l'on a affaire à un conflit armé opposant des Etats titulaires du jus belli, deux belligérants donc. Mais la cobelligérance n'est pas loin... Une équation débordant le strict champ du droit des conflits armés, lourde de menaces majeures sur la paix et la sécurité internationales.