Dans les relations internationales, le «Soft power» fait partie de ces concepts fondamentaux qui contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont les moins étudiés et par conséquent les plus galvaudés.
Experts, journalistes ou encore politiciens, chacun parsème ses discours et ses commentaire ici et là de «Soft power», «Hard power», ou encore de «Smart power», comme pour donner un gage de crédibilité et de pertinence à leur propos.
Ce concept n’étant pas orphelin, il serait intéressant pour des raisons méthodologiques de voir brièvement son contexte d’apparition pour mieux en saisir la teneur. Je fais à ce propos mienne l’idée de Régis Debray selon laquelle «toute chose obscure s’éclaire à ses archaïsmes».
Le terme fut proposé par Joseph Nye en 1990 dans son ouvrage «Bound to Lead», en partie en réponse au déclinisme de Paul Kennedy qui, dans «Naissance et déclin des grandes puissances», évoque l’hypothèse d’un déclin irrémédiable de la puissance militaire américaine. Or, la réponse de Nye fut que l’erreur de Kennedy réside dans le fait que ce dernier n’a pas acté que la puissance et ses fondements ont changé de nature, sans pour autant perdre de leur violence. Il en résulte que pour le théoricien américain, dans le monde ayant succédé à la guerre froide, les Etats-Unis se devront désormais de régner davantage sur les esprits et les imaginaires des gens, que sur leur territoire et leur richesses. Le «Soft power» n’est pas donc plus ou pas seulement le rayonnement de la puissance, mais il en est une nouvelle modalité d’expression.
Pour en donner une définition non exhaustive et par certains aspects hétérodoxe, je définirais le «Soft power» comme étant l’ensemble des moyens auxquels a recourt un Etat, en vue d’envahir mentalement, intellectuellement et civilisationnellement une population qui n’est pas la sienne. L’objectif immédiat de la démarche est d’avoir une influence, voire de provoquer le réagencement du système politique et économique d’un pays, en vue de le rendre adéquat, voire assujetti, à ses propres intérêts.
Bien que formalisé théoriquement par Nye au début des années 1990, le «Soft power» en tant que réalité objective ne date pas d’hier. Il prit de par l’histoire des formes plurielles, et ces vecteurs traditionnels furent souvent la religion et/ou l’art.
Vers la fin du XVe siècle, la cité italienne de Florence, à titre d’exemple, a pu rayonner culturellement et intellectuellement sur toute l’Europe, devenant par là même le berceau de la Renaissance européenne, bien qu’objectivement, il ne s’agisse que d’une petite république de 50 000 habitants enclavée au cœur de la Toscane. Un peu plus tôt, Rome, en régnant durant une bonne partie du Moyen Age sur l’imaginaire de millions de chrétiens, a pu jouir d’une importante influence politique sur les rois et les princes d’Europe, en totale asymétrie avec sa puissance économique ou militaire.
Pour revenir à l’idée de violence, il est à noter que beaucoup de gens sont induits en erreur par le mot «soft», qui donne à ce concept un caractère somme toute sympathique. Or s’il est vrai qu’en apparence il ne cause pas de morts, le «Soft power» est par certains aspects infiniment plus violent que ne pourrait jamais l’être le «Hard power». Tandis que ce dernier détruit des vies et des infrastructures, le premier détruit des imaginaires, des cultures et des croyances, sape la légitimité des pouvoirs et des institutions au sein d’un pays, pouvant entraîner une liquéfaction de sa souveraineté et un chaos susceptible de provoquer plus de morts qu’une guerre conventionnelle.
Les révolutions colorées, les «printemps arabes» et une pluralité de guerres civiles à caractère idéologique peuvent en témoigner.
Dans le monde contemporain, aucun pays ayant des ambitions géopolitiques ne peut se permettre de faire l’économie d’une stratégie de «Soft power ». Si cette dernière coûte relativement chère financièrement, elle demeure infiniment plus rentable qu’une approche classique, fondée sur une politique de militarisation massive. La rentabilité du «Soft power» n’est donc pas à rechercher dans l’immédiat sur le plan économique, mais sur le plan stratégique.
La Russie, ayant tiré les leçons de ses erreurs passées, a développé à partir des années 2000 une vraie politique de «Soft power» à travers notamment la création de plusieurs chaînes télévisées publiques, destinées à des populations non russes. Russia Today et Sputnik, toutes deux lancées en 2005, constituent les deux fers de lance de cette stratégie. Leurs coûts sont relativement dérisoires, si on les met en perspective avec leur rentabilité stratégique en termes d’image de la Russie à l’international.
Le Qatar, petit pays de 11.586 km² avec une population de deux millions et demi d’habitants, rayonne à l’échelle arabe mais également internationale, grâce à Al-Jazeera, créée en 1996.
En d’autres termes, en plus d’être un nouveau mode d’expression de la puissance, le «Soft power» peut constituer en quelque sorte le «Hard power» du faible.
Et le Maroc pour conclure a tout intérêt à investir davantage ce champ de lutte, au risque de le subir sans avoir les moyens d’y résister. Beaucoup de Marocains nourrissent des rêves occidentaux, combien d’Occidentaux nourrissent des rêves marocains?
Dans l’imaginaire des Occidentaux, le Maroc, et je caricature à peine, c’est le soleil, le tagine, le couscous et l’hospitalité. Dans l’imaginaire des Marocains, l’Occident c’est la puissance, la technologie et le développement. La messe est dite.
Et comme je l’ai évoqué dans ma précédente chronique, en géopolitique, il ne suffit pas d’avoir raison pour avoir gain de cause, mais il faut aussi s’en donner les moyens. Ces derniers sont autant économiques et militaires, que médiatiques, culturels et idéologiques.