Dans un essai intitulé Utopie et désenchantement, Claudio Magris écrit: «Il est de plus en plus difficile, dans l’actuelle irréalité du monde, de répondre à la question (…): où puis-je me sentir chez moi?»
Je ne sais pas où se trouve en ce moment Claudio Magris, qui est né en 1939 à Trieste. Peut-être à Turin? Mais il faut noter que sa réflexion n’a rien à voir avec la pandémie, le confinement et la fermeture des frontières. Au contraire: c’est dans un monde où tout le monde bouge, où le touriste est roi, où les villes sont envahies par des visiteurs d’un jour qu’on peut se demander s’il y a une réponse à la question posée. Un Vénitien pur souche peut-il se sentir chez lui quand il ne peut se promener dans sa ville qu’entre des grappes de touristes qui parlent des langues étrangères?
Aujourd’hui, cette question a pris un tour inattendu. Ce n’est plus l’autochtone qui se la pose devant la prolifération des touristes– ils ont disparu– mais bien l’allochtone révélé à sa condition comme un rocher à marée basse. Un de mes amis qui n’a pu se rendre au Maroc depuis près d’un an a découvert, m’a-t-il dit, qu’il est vraiment étranger dans le pays d’Europe où il habite. Il n’en avait pas conscience auparavant.
Pourquoi? Parce que tant qu’on peut vivre en nomade entre Paris et Rabat ou entre Francfort et Nador, tant qu’il suffit de sauter dans un avion pour se retrouver quelques heures plus tard dans les odeurs et les senteurs du pays natal, avec les siens, dans sa langue maternelle, l’exil n’en est pas vraiment un. C’est même un entre-deux plutôt agréable, stimulant. On a l’impression d’avoir “le meilleur des deux mondes“, comme disent les Anglais.
Mais quand on est cloué sur place, forcé de ne vivre que dans un seul endroit, c’est comme si, tout à coup, on ouvrait les yeux. Suis-je vraiment ici chez moi? Un Marocain est-il vraiment chez lui à Nice, Namur ou Dusseldorf s'il doit y passer tous les jours de tous les mois de toutes les années, sans jamais en sortir? C’est ainsi que se pose maintenant la question.
Chacun sa réponse, bien sûr. Elles sont toutes respectables. Mais je crois qu'après la pandémie, des révisions déchirantes se feront.
Les cosmopolites retrouveront avec joie les va-et-vient entre le pays natal et les autres rivages –et oublieront les questions existentielles.
Quant à ceux qui, comme mon ami, ont ouvert les yeux sur leur condition d’étranger, il y a fort à parier qu’ils prendront l’habitude de passer plus de temps au pays natal. Peut-être finiront-ils par s’y réinstaller.
Agents immobiliers marocains, tenez-bon. Les beaux jours arrivent…