Ce mois de mars est consacré à la célébration des langues françaises. Etrangement, c’est à l’étranger que ça se passe. On dirait que la France n’est pas concernée.
L’Etat français ne cesse de réduire le budget de sa présence culturelle dans le monde. Par un curieux retour des choses, ce sont des pays dits «francophones» qui se chargent de cette mission.
On se demande souvent pourquoi les Anglo-saxons n’ont pas inventé «l’anglophonie». Parce qu’ils n’en ont pas besoin. Le monde entier s’est mis à parler leur langue. Un anglais utile, minimal, rien à voir avec Shakespeare! La France a la chance d’avoir dans ses greniers des valises pleines de mots surgis de continents et de pays lointains sinon de son histoire récente où la colonisation, sous forme d’occupation du territoire ou de protectorat, a semé sa langue. Un arbre, peut-être une forêt ou une prairie où les couleurs se marient avec des épices qui donnent sens et goût à notre imaginaire.
Considérée par Kateb Yacine comme un «butin de guerre», la langue française a donné sa substance essentielle dans la poésie. Que ce soit Aimé Césaire, Georges Chéhadé, Léopold Senghor, Mohamed Khaïr-Eddine, Tchikaya U Tamsi, Nadia Tueni ou Andrée Chédid, c’est par la poésie que la langue de France se perpétue avec force et beauté. Rien à voir avec les rancœurs, les haines stériles ou le ressentiment. Ces poètes ont d’abord et avant tout enrichi la langue française sans jamais tomber dans l’idéologie ou pire, dans le politique.
Je laisse le mot «francophonie» au champ politique, à l’histoire et à la mémoire entachée de mauvais souvenirs.
Pour les écrivains, je parlerai de littérature dans les langues françaises. Je me souviens un jour à l’Abbaye de Dardenne, je discutais avec Alain Robbe-Grillet. Je lui avais dit «tu es un écrivain francophone». Il n’avait pas aimé. Pourtant, est francophone celui qui utilise la langue française. Mais dans l’imaginaire des gens, y compris dans celui de Robbe-Grillet, «francophone» est réservé aux métèques, aux écrivains issus de la colonisation. Je lui avais répondu qu’il vaut mieux ne plus chercher à mettre cette étiquette sur le front des écrivains, qu’ils soient français de souche, ou bien venus d’ailleurs.
L’important c’est la littérature et toutes ces questions devraient être laissées aux gendarmes et polices des frontières. Il en a convenu dans un de ses fameux éclats de rire.
J’avais eu la même discussion avec Michel Tournier au moment où j’avais rejoint en 2008 l’Académie Goncourt. Nous avions bien ri et nous avions convenu que personne ne parle le francophone. La francophonie n’est pas une langue, mais un esprit, un immense tapis tissé par des mains africaines, belges, québécoises, arabes, des mains d’Outre-mer et aussi des mains bien françaises, «de souche».
J’ai appris le français le matin, l’arabe l’après-midi. J’ai ainsi ouvert les yeux sur deux langues, trois, devrais-je dire, puisqu’à la maison on parlait en arabe dialectal et non en arabe classique, celui enseigné à l’école. Mais nous écoutions les chansons de l’Egyptien Mohamed Abdel Wahab, toutes en excellent arabe classique.
Je voyais le monde en trois dimensions et j’étais fier de passer d’une langue à l’autre. Ce n’est que plus tard, quand j’ai commencé à écrire et à publier, que certains intellectuels au Maghreb m’ont reproché le fait d’avoir choisi le français plutôt que l’arabe. Très vite, j’ai acquis la certitude que l’important, c’est de s’exprimer et qu’importe la langue. Le débat n’eut même pas lieu. Pour écrire en arabe, la moindre des choses, est de la maîtriser quelque peu. Or, je suis incapable d’écrire tout un roman dans la langue arabe classique. Je respecte trop cette belle langue pour la maltraiter.
Le hasard de l’histoire a fait que la France est passée par mon pays. Elle y a laissé des traces et quelques bâtiments, comme elle a imprimé sa marque bureaucratique dans l’administration ainsi que le recours silencieux à la corruption. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la langue française est toujours là, mais de plus en plus concurrencée par l’anglais. Au Maroc on ne parle pas de francophonie. On parle de «la présence du français», on parle du «parti de la France». Le Maroc a vocation au bilinguisme ou trilinguisme. La langue amazighe est reconnue et a toute sa place dans le pays, ayant été là bien avant l’arabe et le français.
Chaque rentrée littéraire comporte une vingtaine de romans écrits par des non-Français. On nous raconte des histoires à partir du Liban, du Québec, du Maroc, d’Afrique et beaucoup d’Algérie. Toutes ces littératures se fondent dans la langue de Racine comme dans la mer et personne ne trouve rien à redire. C’est la chance de la France? Cette langue aimée, célébrée, parfois joliment trahie est mieux qu’un «butin de guerre», c’est une amitié exigeante et belle. Elle aurait juste besoin d’un peu plus de reconnaissance, de considération.
Les écrivains non anglo-saxons qui écrivent en anglais ne posent pas de problème à «l’anglophonie». Discutant avec Salman Rushdie, je lui ai demandé s’il se considérait écrivain anglais ou indien. Sa réponse a fusé: «Indien»! Devant ma surprise, il a ajouté: «parce que dans mes romans c’est l’Inde qui écrit». Jolie pirouette. Il a ajouté ensuite: «je suis un écrivain anglais d’origine indienne».
Quant à Kateb Yacine, il ne fallait surtout pas parler devant lui de «francophonie». Comme tous les grands poètes, il avait horreur des étiquettes et des tiroirs à casquettes. Laissons la francophonie aux politiques.
Les Britanniques accueillent les plumes venues de partout sans les mettre dans une case, sans vouloir les cantonner dans une rubrique qui tient aussi bien du politique que de la culture. Comme la francophonie, l’anglophonie n’est pas une langue. Raison de plus pour l’effacer du vocabulaire. Ce que les Marocains ont commencé à faire en s’intéressant de plus en plus à l’anglais et l’espagnol.