On ne parle pas le francophone

Famille Ben Jelloun

ChroniqueLes Britanniques accueillent les plumes venues de partout sans les mettre dans une case, sans vouloir les cantonner dans une rubrique qui tient aussi bien du politique que de la culture. Comme la francophonie, l’anglophonie n’est pas une langue. Raison de plus pour effacer la francophonie du vocabulaire.

Le 28/03/2022 à 12h01

Ce mois de mars est consacré à la célébration des langues françaises. Etrangement, c’est à l’étranger que ça se passe. On dirait que la France n’est pas concernée.

L’Etat français ne cesse de réduire le budget de sa présence culturelle dans le monde. Par un curieux retour des choses, ce sont des pays dits «francophones» qui se chargent de cette mission.

On se demande souvent pourquoi les Anglo-saxons n’ont pas inventé «l’anglophonie». Parce qu’ils n’en ont pas besoin. Le monde entier s’est mis à parler leur langue. Un anglais utile, minimal, rien à voir avec Shakespeare! La France a la chance d’avoir dans ses greniers des valises pleines de mots surgis de continents et de pays lointains sinon de son histoire récente où la colonisation, sous forme d’occupation du territoire ou de protectorat, a semé sa langue. Un arbre, peut-être une forêt ou une prairie où les couleurs se marient avec des épices qui donnent sens et goût à notre imaginaire.

Considérée par Kateb Yacine comme un «butin de guerre», la langue française a donné sa substance essentielle dans la poésie. Que ce soit Aimé Césaire, Georges Chéhadé, Léopold Senghor, Mohamed Khaïr-Eddine, Tchikaya U Tamsi, Nadia Tueni ou Andrée Chédid, c’est par la poésie que la langue de France se perpétue avec force et beauté. Rien à voir avec les rancœurs, les haines stériles ou le ressentiment. Ces poètes ont d’abord et avant tout enrichi la langue française sans jamais tomber dans l’idéologie ou pire, dans le politique.

Je laisse le mot «francophonie» au champ politique, à l’histoire et à la mémoire entachée de mauvais souvenirs.

Pour les écrivains, je parlerai de littérature dans les langues françaises. Je me souviens un jour à l’Abbaye de Dardenne, je discutais avec Alain Robbe-Grillet. Je lui avais dit «tu es un écrivain francophone». Il n’avait pas aimé. Pourtant, est francophone celui qui utilise la langue française. Mais dans l’imaginaire des gens, y compris dans celui de Robbe-Grillet, «francophone» est réservé aux métèques, aux écrivains issus de la colonisation. Je lui avais répondu qu’il vaut mieux ne plus chercher à mettre cette étiquette sur le front des écrivains, qu’ils soient français de souche, ou bien venus d’ailleurs.

L’important c’est la littérature et toutes ces questions devraient être laissées aux gendarmes et polices des frontières. Il en a convenu dans un de ses fameux éclats de rire.

J’avais eu la même discussion avec Michel Tournier au moment où j’avais rejoint en 2008 l’Académie Goncourt. Nous avions bien ri et nous avions convenu que personne ne parle le francophone. La francophonie n’est pas une langue, mais un esprit, un immense tapis tissé par des mains africaines, belges, québécoises, arabes, des mains d’Outre-mer et aussi des mains bien françaises, «de souche».

J’ai appris le français le matin, l’arabe l’après-midi. J’ai ainsi ouvert les yeux sur deux langues, trois, devrais-je dire, puisqu’à la maison on parlait en arabe dialectal et non en arabe classique, celui enseigné à l’école. Mais nous écoutions les chansons de l’Egyptien Mohamed Abdel Wahab, toutes en excellent arabe classique.

Je voyais le monde en trois dimensions et j’étais fier de passer d’une langue à l’autre. Ce n’est que plus tard, quand j’ai commencé à écrire et à publier, que certains intellectuels au Maghreb m’ont reproché le fait d’avoir choisi le français plutôt que l’arabe. Très vite, j’ai acquis la certitude que l’important, c’est de s’exprimer et qu’importe la langue. Le débat n’eut même pas lieu. Pour écrire en arabe, la moindre des choses, est de la maîtriser quelque peu. Or, je suis incapable d’écrire tout un roman dans la langue arabe classique. Je respecte trop cette belle langue pour la maltraiter.

Le hasard de l’histoire a fait que la France est passée par mon pays. Elle y a laissé des traces et quelques bâtiments, comme elle a imprimé sa marque bureaucratique dans l’administration ainsi que le recours silencieux à la corruption. Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la langue française est toujours là, mais de plus en plus concurrencée par l’anglais. Au Maroc on ne parle pas de francophonie. On parle de «la présence du français», on parle du «parti de la France». Le Maroc a vocation au bilinguisme ou trilinguisme. La langue amazighe est reconnue et a toute sa place dans le pays, ayant été là bien avant l’arabe et le français.

Chaque rentrée littéraire comporte une vingtaine de romans écrits par des non-Français. On nous raconte des histoires à partir du Liban, du Québec, du Maroc, d’Afrique et beaucoup d’Algérie. Toutes ces littératures se fondent dans la langue de Racine comme dans la mer et personne ne trouve rien à redire. C’est la chance de la France? Cette langue aimée, célébrée, parfois joliment trahie est mieux qu’un «butin de guerre», c’est une amitié exigeante et belle. Elle aurait juste besoin d’un peu plus de reconnaissance, de considération.

Les écrivains non anglo-saxons qui écrivent en anglais ne posent pas de problème à «l’anglophonie». Discutant avec Salman Rushdie, je lui ai demandé s’il se considérait écrivain anglais ou indien. Sa réponse a fusé: «Indien»! Devant ma surprise, il a ajouté: «parce que dans mes romans c’est l’Inde qui écrit». Jolie pirouette. Il a ajouté ensuite: «je suis un écrivain anglais d’origine indienne».

Quant à Kateb Yacine, il ne fallait surtout pas parler devant lui de «francophonie». Comme tous les grands poètes, il avait horreur des étiquettes et des tiroirs à casquettes. Laissons la francophonie aux politiques.

Les Britanniques accueillent les plumes venues de partout sans les mettre dans une case, sans vouloir les cantonner dans une rubrique qui tient aussi bien du politique que de la culture. Comme la francophonie, l’anglophonie n’est pas une langue. Raison de plus pour l’effacer du vocabulaire. Ce que les Marocains ont commencé à faire en s’intéressant de plus en plus à l’anglais et l’espagnol. 

Par Tahar Ben Jelloun
Le 28/03/2022 à 12h01

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Bjr M.Benjelloun.La langue de Molière est une langue très belle et il faut rendre ici un grand hommage aux professeurs qui nous l'ont enseignée de façon à ce qu'elle soit notre.D'aucuns croient que le français appartient aux français,c'est faux.Le français appartient à tous ceux qui le parlent ou l'écrivent.La France a tant pris,mais elle ne peut pas prendre la langue à tous ceux qui l'emploien à travers le monde.Un autre grand hommage à nos écrivains maghébins qui nous ont fait aimer le français par leurs grandes oeuvres qui ont surpassé celles des natifs.Le français nous a permis d'avoir une culture occidentale qui s'est jointe à la notre (l'arabo-musulmano-judéo-berbère).Joli coup-de-gueule.Grand merci à vous et au 360.ma.

Bonsoir Monsieur Driss. A mon avis, la traduction est un exercice très difficile, très professionnel. Ecrire dans une langue un texte qui a été écrit dans une autre langue, afin que les deux textes soient appréciés de la même manière, nécessite une maîtrise parfaite des deux langues, la connaissance de l'auteur, de son style, de son oeuvre et les raisons qui l'ont poussé à écrire le texte. Il faut aussi une solide expérience de traduction avec une connaissance parfaite des tournures idiomatiques, des métaphores et des proverbes des deux langues, ... C'est une véritable démarche littéraire. Malheureusement, beaucoup de traductions sont des calques, des traductions alimentaires et dans ce cas on est dans le célèbre adage italien:"traduttore, traditore" (traduire, c'est trahir). Cordialement.

J'aimerais soulever un point,légèrement hors sujet.On nous a toujours présenté la langue comme un simple moyen de communication,un véhicule de messages et de pensées.Je me demande, néanmoins, si la langue est effectivement neutre à ce point? Étudiants dans les années 70,nous étions à 99% communistes (Illa mane Rahima Rabboka),avec différentes variantes : Léninistes, Trotskistes, Maoistes, Guévaristes,"socialistes à visage humain"(comme si les autres avaient un visage animal!)...Bref! Alors qu'on adhérait à la même idéologie,de sérieuses divergences surgissaient entre ceux qui ont lu cette théorie en arabe et ceux qui l'ont lue en français.On n'avait pas l'impression d'avoir lu et compris la même chose !

Le français a été considéré comme "butin de guerre" pour certains. Cette langue s'est avérée plutôt être un outil de classement ou de 'déclassement' d'une large partie de la population. Pour moi, elle doit prendre sa vraie place dans le paysage linguistique marocain, c'est à dire une LV1 ou une LV2, d'autant plus qu'elle est de moins ou moins maitrisée par la nouvelle génération, lui préférant l'anglais.

Bonsoir Monsieur Tahar Ben Jelloun. Je fais partie de cette génération qui voyait le monde en 3 dimensions: darija, arabe classique et français, et j'avais même une 4ème dimension: tachelhit. Passionné par les sciences, je vivais ma mauvaise maîtrise de l'anglais comme un handicap insupportable. A 38 ans, j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes: cours intensifs et séjours dans des familles britanniques: Liverpool, Manchester et Edimbourg. A 50 ans, je n'avais d'envie que de savoir déchiffrer les langues de nos voisins et partenaires dans l'histoire: l'Espagne et le Portugal. Et rebelote: cours intensifs et voyages en Espagne et au Portugal. Posséder une langue, c'est posséder la clé d'un trésor, le reste, c'est du baratin. Les Marocains adorent les langues, alors ... Cordialement.

disons pour balayer tout amalgame ecrivains plus nationalite plus d expression francaise peu importe l etiquette l essentiel c est ce qu on ecrit mais la plupart des ecrivains franquofones ecrivent selon eux pour un public francais et sont edites par des maisons edition francaises souvent dans des pulications de luxe j admire D riss Chraibi quand il byocotait la tele francaise raciste a l epoque enfin sachez que nous marocains bilingues sommes fiers de vous vous enrichissez la culture universselle

Si Eric zemmour est élu ,vous serez le premier à être expulsé de la france,terre devenue propriété du kabyle juif Eric qui nie être sauvé des nazis par les nombreux sacrifices en vie des méghrébins qui ont participé à la libération de la france occupée par hitler, alors préparez votre valise pour retourner au pays!la france de zemmour sera vomie par les méghrébins!

"Cette langue aimée, célébrée, parfois joliment trahie est mieux qu’un «butin de guerre», c’est une amitié exigeante et belle." Voilà qui résume l'histoire et la place d'une langue qui devient un véhicule qui porte et transporte beaucoup de nos contradictions. Il reste à dire que sans l'apport des enfants des autres pays, la "souche" se serait asséchée depuis longtemps. Ce sont les affluents qui font la force du fleuve. Quant à la dimension politique, elle est inhérente à toutes les langues dès lors que la langue devient officielle, nationale, ou autre.

Toutes mes félicitations à Monsieur Ben Jelloun d'avoir rappelé cette incorrection du vocabulaire français, incorrection que personnellement j'attribue à l'esprit retord des certains français. Pour ma part j'avais connu beaucoup de français, des authentiques, de ce que nous avions par le passé et encore aujourd'hui, appelé de souche, français qui raisonnaient différemment de leurs compatriotes des années 90-2000. Ces français ne parlaient pas de francophonie mais appréciaient que les non français de souche, ou ceux qui pratiquaient la langue française, la maîtrisaient mieux qu'eux, eux les français originels. Serions-nous aujourd'hui en face de nouveaux français qui regardent beaucoup plus leurs nombrils en oubliant de regarder leurs vis à vis ? Possible. BS

Cette langue qui nous a bercée et nous a donné des ailes et une ouverture certaine sur le monde est actuellement utilisée par certains pour exclure les autres. Ces certains sont venus d’ailleurs et veulent devenir plus royalistes que le Roi : Z-Louis-2022.

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