L’expérience de la mort que nous faisons en perdant à tout jamais un proche est une douleur indicible, qui s’atténue avec le temps, pour revenir un matin plus vivace que jamais malgré les années passées, pour s’atténuer à nouveau… On l’apaise comme on peut, chacun à notre manière. Pour que ce travail de deuil, de perpétuation de la mémoire du défunt et d’apaisement de notre douleur puisse suivre son cours, une visite au cimetière est indispensable.
Dans ce lieu où repose la dépouille de l’être cher, on aimerait trouver l’apaisement, le calme propice à la prière, au recueillement, la sérénité afin de pouvoir imaginer que le défunt repose en paix dans ce qui devrait s’apparenter à un beau jardin où les oiseaux continuent de chanter, célébrant la vie dans ce lieu dédié aux morts.
Mais tous ceux d’entre nous qui ont perdu un proche le savent. Au Maroc, tout du moins dans nos cimetières musulmans, honorer la mémoire du défunt s’apparente à un véritable calvaire. A peine stationné dans le parking du cimetière, on est littéralement pris d’assaut par des groupes de mendiants. Soit, on s’y est préparé à l’avance, et on fait ce qu’il faut pour tenter de donner quelques pièces à toute cette foule qui grossit à vue d’œil. Et puis on passe le portail du cimetière, espérant y trouver la paix que l’on vient précisément chercher ici. Mais, non, on est loin d’être au bout de nos peines car commence alors un autre genre de calvaire. Tout le long du chemin qui nous mène à la tombe du défunt, chemin qui peut parfois être très long, on se fait littéralement harceler. «Un jardinier?», «de l’eau pour arroser?», «un fkih pour des prières?», «un peintre pour rafraîchir la tombe?», «un maçon pour la restaurer?», «une pièce pour déjeuner!»… Ça n’arrête pas.
On enfonce sa tête dans ses épaules, on dit «non merci» poliment, on esquive par un «une prochaine fois», on tempère par un «non pas tout de suite»… Et on continue notre marche, digne d’un chemin de croix. C’est là qu’on se rend compte qu’on est suivi. Au départ, ils sont deux, puis cinq, puis dix… Qui vous suivent pour vous imposer leur service, ceux-là mêmes à qui vous avez dit non, quelques minutes auparavant.
Alors on perd son calme, on les rabroue, leur rappelant ce pour quoi on est venu ici… Ils se dispersent, pour mieux réapparaître quelques mètres plus loin. Lorsque vous arrivez enfin à destination, après avoir longuement slalomé entre les tombes jonchées de détritus, de bouteilles, de bidons, de mauvaises herbes, les voilà qui resurgissent tout d’un coup.
Pas même le temps de se recueillir une petite seconde, ils vous harcèlent à nouveau, n’attendant plus votre accord. Le pseudo-fkih se met à prier sans votre consentement, bientôt rejoint dans sa prière éraillée par un deuxième et un troisième, venus chercher leur part du gâteau. Le jardinier plante ses mains dans la terre contre votre gré, arrache les mauvaises herbes pour les jeter sur les tombes voisines, déracine des fleurs sur d’autres tombes pour les planter sur la vôtre et avec tout ça, croit sûrement bien faire… Le porteur d’eau vient arroser la tombe et une fois ses bidons vides, les balance derrière son épaule, sans se soucier le moins du monde de l’endroit où ils atterrissent. Face à ce spectacle honteux, on tente l’impossible, les raisonner, les sensibiliser à ces gestes si dénués de respect pour les vivants et les morts… Mais à quoi bon? Ce qu’ils veulent, c’est de l’argent. Rien à foutre de votre leçon sur la propreté et la dignité des morts.
Face à votre détresse émotionnelle, il y a leur détresse matérielle. C’est un match que vous n’avez pas voulu qui se joue contre votre gré, et à ce jeu-là on perd, forcément.
Et puis, de guerre lasse, et parce qu’on finit par compatir à leur misère, on met la main à la poche. Mais au même titre que les gardiens de voiture qui vous regardent d’un œil mauvais quand vous leur donnez deux dirhams, ici aussi on a augmenté les tarifs et on vous le fait savoir. «Mathalitichfiya a lalla» nous lance-t-il en regardant avec mépris les vingt dirhams qu’on a trouvé au fond de notre poche. «Reste calme», se raisonne-t-on, avec une seule envie: être enfin seul!
Aller au cimetière est un calvaire au point que pour ne plus revivre cela, on commence à espacer nos visites jusqu’à ne plus y aller du tout…
Et pourtant, c’est un lieu qui pourrait être pourtant si agréable. Ceux d’entre nous qui ont déjà visité des cimetières à l’étranger le savent. A Paris, les cimetières du Père Lachaise, de Montmartre ou de Montparnasse sont même devenus des sites culturels et touristiques que l’on visite avec le respect que l’on doit aux morts tout en appréciant la beauté de l’endroit. Service de sécurité, agents d’entretien et de propreté, des équipes sont là pour veiller au maintien et au respect de l’endroit.
Qu’est-ce qui fait qu’au Maroc, les cimetières chrétiens et juifs soient si bien entretenus et que ceux des musulmans soient si peu considérés? Ne dit-on pas en plus, le torse bombé d’une pieuse fierté, anadafatou mina el imane? Ne peut-on pas espérer dans ces endroits des poubelles, un service de propreté, d’entretien des tombes, de jardinage, de sécurité? Bref, un minimum pour que ça ne devienne pas comme c’est le cas aujourd’hui des dépotoirs à ciel ouvert, des coupe-gorges où on n’ose pas aller!
Faut-il poster sur Twitter des photos et des vidéos en taguant le conseil de la ville et la mairie pour qu’on réagisse? Après tout, ça a visiblement fonctionné pour le stade Mohammed V qui a eu droit à un petit nettoyage en surface entre deux matchs ou pour le parc de la Ligue Arabe qui a vu ses horaires d’ouverture être modifiés tout ça grâce aux tweets d’influenceurs devenus des lobbyistes en puissance.
Mais outre les politiques et le travail qui leur incombe, nous le savons, question propreté et civisme, nous avons un énooooorme travail à faire. C’est d’ailleurs ce que vont chercher sous d’autres cieux bon nombre de concitoyens. Alors en attendant que nous intégrions une bonne fois pour toute le fait que garder son intérieur propre et salir l’espace public impunément sont deux concepts incompatibles, il serait grand temps de sévir en ne se contentant pas de la sensibilisation qui visiblement ne porte pas ses fruits, pour passer aux sanctions, pures et dures. L’état de délabrement, de saleté et d’insécurité qui règne dans nos cimetières n’est que le reflet de celui de nos plages, de nos rues et des espaces publics.