Le débat sur l’islamisme et la menace qu’il incarne n’en finissent pas de prospérer en France, de dévier, de verser dans les amalgames, au point de susciter un profond sentiment de malaise. En marge des virulentes polémiques sur l’autorisation ou pas du port du voile dans l’espace public et celui du burkini sur les plages ou dans les piscines, une guerre fratricide déchire deux camps, si l’on en croit le traitement médiatique et politique aussi manichéen que dichotomique accordé à ce sujet: les racistes/islamophobes contre les islamo-gauchistes.
Dans un pays qui se débat pour sortir de la crise sanitaire, où les étudiants font partie de ceux qui sont tombés dans la précarité faute de petits boulots et d’aides sociales, la ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a exigé il y a quelques jours auprès du CNRS qu’une enquête soit menée au sein des universités pour faire la chasse à… l’islamo-gauchisme. Les raisons de cette commande? "L’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble, et l’université n’est pas imperméable", dixit la ministre, emboîtant le pas, à quelques mois d’intervalle, à Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education, qui, au lendemain de la décapitation de Samuel Paty, affirmait que "des courants islamo-gauchistes très puissants dans les secteurs de l’enseignement supérieur […] commettent des dégâts sur les esprits".
Qu’est-ce qu’en fait l’islamo-gauchisme? C’est un néologisme désignant la proximité supposée entre des idéologies et partis de gauche et les milieux dits islamistes. A en croire le CNRS, qui n’a pas manqué de condamner la demande de cette ministre, ce serait un slogan politique utilisé dans le débat public et qui ne correspond à aucune réalité scientifique. Un moyen dans le cas présent de remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et enfin à stigmatiser certaines communautés scientifiques.
On parle ici des chercheurs qui orientent leurs études sur le post-colonialisme, considérant que les rapports de domination de la période coloniale se poursuivent encore aujourd’hui et qu’ils se retrouvent dans les esprits et se constatent dans les inégalités au sein de la société.
On montre aussi du doigt, dans cette chasse aux sorcières, ceux qui étudient le sujet de l’intersectionnalité, selon laquelle plusieurs formes de discriminations différentes, telles que la race et le sexe, peuvent parfois se cumuler et se croiser. C’est ainsi que l’afro-féminisme est devenu le symbole de la lutte des femmes noires contre le sexisme et le racisme, et que le féminisme islamique a revendiqué, dès les années 1990, un féminisme propre à l’islam et loin des codes coloniaux imposés par le féminisme occidental.
Aujourd’hui, aborder ces sujets-là à l’université française dans le cadre des sciences humaines et sociales favoriserait les dérives identitaires et les discours anti-Occident, anti-blancs et par-dessus-tout, créditerait la pensée islamiste.
L’islamisme… Cet autre terme vague à souhait, sur-exploité, ultra-médiatisé bien qu’il ne veuille rien dire et qui relève de l’exception française. Car tout comme l’islamo-gauchisme où il a été employé pour la première fois en 2002 par le sociologue Pierre-André Taguieff – qui dénonce aujourd’hui l’usage qui en est fait– le terme "islamisme" est lui aussi un produit 100% made in France. On le doit, pour la petite histoire, à Voltaire, qui l’utilisera à la place de "mahométisme", pour désigner la religion des musulmans. De là à représenter sous cette bannière les intégristes, les fanatiques, les fondamentalistes, les salafistes et les terroristes qui se disent musulmans et à taxer ceux qui se montreraient un peu critiques à l’égard des amalgames et de la stigmatisation d’islamo-gauchistes… Il n’y a qu’un pas, qui a été sauté allègrement.
Et Leïla Slimani d’en faire les frais en étant accusée de relativisme et de promouvoir un discours dangereux lorsque celle-ci a osé préciser lors d’un débat télévisé qu’un islamiste n’est pas un terroriste en prenant pour exemple les islamistes du gouvernement marocain.
Sous quel jour la France entend-elle construire ses futurs rapports avec le monde arabo-musulman en laissent libre cours à ce genre de dérives? C’est la question qui se pose.