«Le désastre de la maison des notables» est retenu en cette rentrée littéraire dans la sélection officielle du Prix de la littérature arabe 2024, organisé par l’Institut du monde arabe (IMA) et la Fondation Jean-Luc Lagardère. C’est une «histoire d’atavisme, de morgue enracinée dans l’orgueil, la vantardise et la prétention» (p.7), avertit Hend, l’une des voix multiples qui traversent ce roman. Dans un prologue franc qu’elle adresse à sa propre fille, Hend révèle la cruauté d’un héritage familial qu’elle porte en elle depuis un siècle. Depuis la retentissante «affaire» Zbeida... Elle dénonce ce legs comme une malédiction ancestrale, une tare qui, à chaque génération, ressurgit avec une force inexorable: «De petites trahisons», tissées d’intrigues, de rancunes, d’immodestie, et parcourues «d’histoires d’amour étouffées, de fœtus avortés et de filiations secrètes» (p.8) qui ont vu le jour bien avant l’indépendance.
De quoi s’agit-il? Deux grandes familles de Tunis, les Naifer et les Rassaa, s’affrontent dans cette lutte fratricide qui transcende les générations et finit par épouser le sort du pays. Les Naifer, gardiens rigides des traditions et du conservatisme, se dressent face aux Rassaa. Ces derniers sont des fervents partisans de la modernité et du progrès. Ces deux clans, tels des chiens de faïence inconciliables, incarnent les forces opposées qui animent la société tunisienne. Une lutte qui se perpétue à travers les âges, jusqu’à aujourd’hui. Ce qui les réunit est un couple maudit qui pense s’aimer, Mohsen appartenant aux Naifer et Zbeida aux Rassaa. Ces grands-parents de Hend sont la source de tous les tourments dans ce récit qui se prolonge jusqu’au 21ème siècle (Printemps arabe).
Héros tragiques, ils sont liés par un mariage improbable, scellé par une illusion d’amour qui se dissipe après cinq années de vie commune. Mohsen, rongé par le doute, accuse, en cette nuit du 7 décembre 1935, Zbeida d’entretenir une liaison avec Tahar Haddad, intellectuel d’origine modeste et fervent militant pour les droits des femmes. Dans un enchevêtrement de secrets et de souvenirs, les membres des deux familles, ainsi que leurs domestiques, revisiteront au fil des décennies les répercussions tragiques de cette nuit fatidique. Tante Louisa, gardienne des traditions qui prête sa voix au récit, invoquera un malheur divin: «Ce jour funeste dont je te parle (elle s’adresse à Hend, NDLR), j’étais occupée à encenser le patio pour éloigner les mauvais esprits de Lella Zbeida et de ses fils, lorsque les hommes sont revenus de la prière de l’aube. Ma supplique n’avait sans doute pas été entendue, et les volutes d’encens n’ont pu disperser le malheur qui s’approchait de la maison. » (p.10)
Mêlant fresque historique et récit familial, «Le désastre de la maison des notables» se déploie autour d’un troisième protagoniste, l’amant de Zbeida, cet intrus qui plonge les deux familles dans une confrontation éternelle. Il s’agit de Hassan Haddad (1899-1935), figure réelle emblématique de la Tunisie moderne et réformateur visionnaire de l’émancipation des femmes, dont s’inspirera Habib Bourguiba. Très vite, l’adultère au cœur du récit se révèle être une allégorie politique. Dans cette parabole, derrière les grandes portes des demeures bourgeoises, peintes en bleu d’azur éclatant, se joue le destin d’une société en pleine métamorphose, prise dans l’étau des influences occidentales et orientales. Le pays, enfiévré par les tourments politiques, bouillonne d’une énergie prête à éclater. Cette fresque littéraire, baignée d’une poignante authenticité, ravive l’époque pré-bourguibienne en entremêlant personnages historiques et familles alternatives, antinomiques. À travers ces pages, la société tunisienne se dévoile, traversée par les espoirs de liberté féminine écrasés, par ses contradictions sociales profondes, et par le souffle nouveau de liberté qui commence à se lever et qui, malgré les tempêtes, ne s’est jamais éteint.
Tous les témoins, à charge et à décharge, convoqués à la barre du procès, semblent fusionner en un «seul corps malade» (p.75), à l’exception de la tante Louisa, seul personnage détaché de ce sombre tableau. Les neuf récits qui s’enchaînent ensuite font alterner les voix des membres des familles Rassaa et Naifer, chacun lié à Zbeida d’une manière ou d’une autre: la domestique, la belle-mère, le père, le beau-frère, la seconde domestique, la mère, l’ex-belle-sœur, le beau-père, le frère jumeau, et enfin, son mari Mohsen. Tous, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à son supplice, que ce soit par leurs actions ou leur silence.
Le récit s’efforce alors de reconstituer les fragments épars de ce puzzle complexe, cherchant à dévoiler la vérité sur ce qu’il est réellement advenu de Zbeida Rassaa. Le lecteur, emporté dans cette quête, oscille entre surprises et révélations, traversant des années d’obscurité et de secrets. Pourtant, au fond du récit, une incertitude demeure, aussi profonde que celle qui hante Mohsen, qui s’interroge, à la fin du roman : «Comment Zbeida m’a-t-elle trahi? Pourquoi, quand, où? Je ne le saurai jamais. Et puis, m’a-t-elle vraiment trahi, ou n’était-ce qu’une illusion de mes pensées? » (p.329). Et si toute cette histoire n’était qu’un battement de cœur fugace, une illusion éphémère, dissipée dans les méandres du doute?
Au-delà de l’affaire Zbeida, c’est toute l’âme de la Tunisie contemporaine qu’Amira Ghenim dévoile dans son roman. À travers les destins entremêlés de ses personnages, elle tisse une œuvre tentaculaire où s’entrelacent luttes politiques, bouleversements sociaux et drames familiaux, esquissant ainsi le portrait saisissant d’un pays en pleine métamorphose. L’auteure plonge dans les contradictions profondes qui ont sculpté la Tunisie moderne, révélant les cicatrices laissées par les révolutions, les conflits intérieurs et les affrontements idéologiques.
Mais ce roman ne se limite pas à une simple rétrospective du passé; il éclaire aussi les tensions brûlantes qui déchirent aujourd’hui la société tunisienne. Entre un islamisme qui cherche à imposer son empreinte et un modernisme qui s’efforce de préserver les fragiles acquis de la laïcité de Bourguiba, les personnages se meuvent comme des ombres dans un paysage incertain, où chaque choix résonne comme un acte de résistance ou de soumission. La fresque vibrante que Ghenim compose capture les espoirs et les désillusions d’un peuple en quête d’identité, écartelé entre un héritage religieux imposant et une aspiration ardente à la modernité, à l’émancipation.
Amira Ghenim est actuellement enseignante à l’université de la ville de Sousse, en Tunisie. Agrégée d’arabe, elle a déjà publié des essais et des œuvres de fiction. «Le désastre de la maison des notables» (Prix Comar d’Or en Tunisie en 2021) est son deuxième roman, mais le premier à être traduit en français par les éditions Philippe Rey, les mêmes qui ont édité le Prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr.
«Le désastre de la maison des notables», 490 pages. Éditions Philippe Rey, Collection Khamsa, 2024. Prix public: 230 DH.