Billet littéraire KS. Ep. 68. «L’homme qui lisait des livres», de Rachid Benzine, ou l’humanité partagée

L'écrivain Rachid Benzine.

Au cœur des ruines de Gaza, un photographe français croise un vieil homme qui lit, imperturbable parmi les décombres. De cet instant suspendu naît le récit d’une vie et d’un peuple: Rachid Benzine propose, avec «L’homme qui lisait des livres», un conte philosophique engagé où la mémoire et la littérature deviennent les ultimes remparts de l’humanité.

Le 14/11/2025 à 10h06

Dans ce roman court, mais poignant, publié en août 2025 chez Julliard, on assiste à la rencontre entre un reporter occidental et un libraire palestinien dans la bande de Gaza. L’histoire se déroule en plein conflit – sans doute celui de 2014, lorsque Gaza, dévastée par les bombes, laissait encore aux journalistes la possibilité de circuler librement. Julien, jeune photographe français, s’aventure dans une rue éventrée lors d’une énième trêve. Son regard est attiré par une scène incongrue: un vieil homme, assis devant la façade éventrée de sa librairie, lit avec une tranquille résignation, entouré de piles de livres étalés sur une bâche. L’instant est saisissant, presque irréel. Tout ce que Gaza est devenue tient en ces ruines, mais le libraire s’accroche à quelque chose, des bouquins, à deux pas des décombres…

Comme si, par la seule force des mots, il pouvait échapper au tumulte, à la souffrance, à l’asphyxie progressive de la ville. Mais le photographe, en quête du scoop, croit tenir la photo qu’il était venu chercher: «Et tout te dit que c’est ça, la vraie image. Pas besoin de chercher plus loin. Elle est là sous tes yeux», dit le narrateur qui parle aux personnages et joue un rôle de conteur dans le récit.

Alors qu’il s’apprête à déclencher son appareil, le vieil homme l’interpelle. «Cet endroit vous semble amusant, étonnant, peut‐être même folklorique», lance-t-il au reporter, «mais n’y a‐t‐il pas derrière tout regard une histoire? Celle d’une vie. Celle de tout un peuple, parfois». Cette question, posée d’une voix douce, est le véritable seuil du récit. Le libraire – Nabil al-Jaber accepte d’être photographié à la seule condition que le photographe prenne le temps d’écouter son histoire. Julien accepte d’entendre cette voix. Il ignore encore qu’en tendant ainsi l’oreille, il s’apprête à traverser le miroir: la photographie cède le pas à la parole, et l’instantané cède à la durée. Commence alors l’odyssée intime et historique de Nabil, un homme qui a «choisi les mots comme refuge, résistance et patrie».

Un livre-palimpseste

«L’homme qui lisait des livres» alterne une brève mise en scène initiale, relatée à la deuxième personne du singulier et représentant le reporter (la conscience occidentale), et le long monologue de Nabil, narré à la première personne. Rachid Benzine crée d’emblée une proximité immersive avec le lecteur et brouille les frontières entre narration et témoignage. Une fois la parole cédée au libraire, celui-ci déroule chronologiquement le fil de sa vie, qui embrasse sept décennies de l’histoire tourmentée de la Palestine. Chaque chapitre de son récit est placé sous le signe d’un livre marquant: Benzine jalonne le destin de Nabil par des œuvres littéraires – qu’elles soient issues du patrimoine palestinien («La Terre nous est étroite» de Mahmoud Darwich, «Les gens de la nuit» de Mourid al-Barghouti, «Chronique du figuier barbare» de Sahar Khalifa, etc.) ou de la littérature universelle (de «Hamlet» de Shakespeare aux «Damnés de la Terre» de Frantz Fanon, en passant par «Si c’est un homme» de Primo Levi, «La condition humaine» d’André Malraux ou «Cent ans de solitude» de Gabriel García Márquez).

Ces livres phares sont autant de boussoles guidant le lecteur à travers les époques et les épreuves traversées: «Tu te retrouves au milieu d’une forêt d’étagères bancales, de piles d’écrits échappés des cataclysmes, superposées de travers, certaines à moitié effondrées. Tout tient en équilibre. Un miracle. Un désordre qui aurait du sens. Chaque livre semble avoir sa place au sein d’une logique qui t’échappe encore. Comme si un fil invisible les reliait entre eux. Les étagères en bois grincent sous le poids des mots. Le vieux, lui, connaît à l’évidence chaque recoin, chaque titre. Il passe ses doigts sur le doigt des ouvrages, comme s’il effleurait ses souvenirs. Des vies entières empilées là, prêtes à être réanimées.»

Cette construction littéraire confère au roman sa dimension de palimpseste: la vie de Nabil s’écrit en résonance avec de grandes voix de la littérature. En arpentant sa mémoire, Nabil fait ainsi dialoguer sa propre histoire avec l’Histoire, dans un jeu de miroirs littéraires.

La parole d’un «porteur de savoir»

C’est avant tout un conte de transmission. Le vieux Nabil se fait passeur d’histoire – la sienne, mais aussi celle de tout un peuple – auprès d’un jeune homme venu d’ailleurs: un aîné confie sa mémoire à un étranger, dans l’espoir que celui-ci la relaie et la préserve. Nabil apparaît d’emblée comme un «porteur de savoir», comme le qualifie le narrateur dans le roman. Ses précieux livres, qu’il refuse d’abandonner même sous les bombes, sont les vecteurs de ce savoir qu’il chérit et souhaite transmettre. Ils constituent l’ultime lien entre le passé et l’avenir, entre les morts et les vivants. «Les livres qu’il tient entre ses mains ne sont pas que des objets – ils sont les fragments d’une vie, les éclats d’une mémoire, les cicatrices d’un peuple», souligne le texte.

La thématique de la mémoire irrigue tout le roman. Nabil est né en 1948, l’année de la Nakba, cet exode tragique qui a vu des centaines de milliers de Palestiniens chassés de leurs terres à la création de l’État d’Israël. Sa propre existence coïncide avec ces blessures fondatrices: il vient au monde pendant que ses parents fuient le village de Bilad el-Cheikh, dont les habitants ont été massacrés ou expulsés. Son enfance se déroule dans un camp de réfugiés de la vallée du Jourdain, décrit comme un «carnaval de misère, un décor de tragédie où chaque toile de tente, chaque cri d’enfant, chaque soupir résigné attendait une résolution sans fin». Cette image forte illustre la dimension quasi absurde d’une vie entière passée à attendre un impossible dénouement. En 1966, l’adolescent qu’il est devient habitant du camp surpeuplé de Jabaliya, au nord de Gaza, où il connaîtra coup sur coup la guerre des Six Jours, l’occupation militaire, puis l’embrasement de la première Intifada et la répression qui s’ensuit. «Cette terre est une litanie de représailles sur représailles, de haine empilée, de tristesse recouverte de tristesse», résume Nabil dans un soupir. Les deuils jalonnent la trajectoire du protagoniste: frère, amis, amour, petit-fils – tous finissent fauchés par un conflit sans fin. Arrêté, il passera vingt ans en prison, avant de retrouver une liberté précaire dans une enclave de Gaza toujours plus anxiogène. Autrement dit, la mort est l’ombre portée en chaque page de son récit. Mais précisément, en déroulant le fil de cette existence meurtrie, l’intention de Rachid Benzine est de redonner chair et nom à une histoire humaine trop souvent réduite à des chiffres.

Le roman met également en avant une belle leçon d’altérité et d’humanisme. Nabil est le fruit d’un mariage mixte: sa mère était musulmane, son père chrétien. En choisissant de le faire naître dans une famille interconfessionnelle, l’auteur souligne qu’avant la tragédie de 1948, une coexistence harmonieuse était possible en Palestine. Le personnage de Nabil cite aussi bien des versets du Coran que des psaumes de la Bible, et s’identifie au personnage de Job dans l’Ancien Testament. Cette référence spirituelle, loin d’être anecdotique, inscrit le parcours du libraire dans une quête de sens universelle: «Pourquoi moi?» demande Job devant ses souffrances imméritées, et «Pourquoi nous?» font écho les Palestiniens opprimés. En filigrane, la question de l’homme «juste» en temps de guerre traverse l’œuvre. Ce rôle de passeur, Nabil l’accomplit par la parole et par l’écrit, convaincu que raconter, c’est résister.

La lecture comme ultime résistance

Puis vient l’allégorie du titre… «L’homme qui lisait des livres» est un vibrant hymne à la lecture et à la littérature. Il décline une idée-force: lire est un acte de résistance, peut-être le plus puissant de tous lorsque tout s’effondre. Cette conviction intime, Rachid Benzine la met en scène dès le titre même, un clin d’œil appuyé à «L’homme qui plantait des arbres» de Jean Giono. Comme le personnage de Giono qui, inlassablement, plante des glands pour faire renaître une forêt sur une terre aride, Nabil plante des graines de savoir et d’humanité en lisant des livres au milieu du désert de ruines. Loin d’être un passe-temps vain, ce geste répété de la lecture prend une dimension quasi subversive dans le contexte de Gaza en guerre. Lire, c’est refuser la réduction de l’homme à la seule survie biologique, c’est affirmer sa dignité intellectuelle face à la barbarie. Benzine montre, à travers son personnage, comment les livres offrent un espace de refuge intérieur que nul bombardement ne peut atteindre. Et cette dernière phrase du roman: «Les livres sauvent l’humain en nous» pourrait figurer en exergue tant elle en résume la philosophie du personnage du vieux Nabil.

«L’homme qui lisait des livres», Rachid Benzine, 128 pages. Éditions Julliard, 2025. Prix public: 130 DH.

Par Karim Serraj
Le 14/11/2025 à 10h06