Bob Marley, Boujloud et les prêcheurs d’une foi sans culture

Zineb Ibnouzahir.

Zineb Ibnouzahir. Le360

ChroniqueBoujloud, c’est tout un pan de l’histoire du Maroc et donc, de notre identité. Vouloir éradiquer ce type de rituels, c’est effacer une partie de notre ADN et de notre mémoire. À quoi bon? Car depuis quand le fait de renier une part de soi a-t-il jamais aidé à se construire sur de solides bases?

Le 23/06/2024 à 14h21

«Maman, est-ce que la musique c’est haram?». C’est la question que G., 13 ans, a posé à sa mère il y a quelques jours, en sortant d’un cours d’anglais qu’il suit cet été, dans un institut anglophone de la région de Casablanca. Une interrogation qui a fait sursauter sa mère. «Ca sort d’où ça?», lui a-t-elle demandé, avec l’envie irrépressible d’augmenter le volume de la radio qu’elle écoutait distraitement en conduisant.

Et l’adolescent de lui raconter que pendant ce cours, le professeur a mis de la musique en classe, une chanson de Bob Marley, pour leur faire étudier la langue à travers quelques textes du chanteur jamaïcain. Après quelques secondes d’écoute, un adolescent à demandé au professeur d’éteindre la musique. «Je ne peux pas écouter ca, c’est haram», a-t-il justifié.

Se pourrait-il que le garçon dissocie le fumeur de ganja de l’artiste et le juge sur sa prédilection pour la fumette, omettant (ou ne sachant pas), que pour les rastafaris, le cannabis est une herbe sacrée dont la consommation permet à l’âme de s’élever?

Que nenni, c’est bien d’un interdit religieux dont il s’agissait dans la bouche de l’ado, du moins à en croire son explication: «en islam, la musique c’est haram!».

La réaction du professeur, marocain précisera-t-on, ne s’est fait pas attendre. «Est-ce que c’est la conviction de tes parents ou la tienne?», lui a-t-il demandé, cherchant à engager une discussion avec son élève. «C’est leur conviction et c’est aussi la mienne», a répondu l’adolescent. «Entendu, je respecte ton avis», s’est alors incliné le professeur en éteignant la musique. En classe, raconte G. à sa mère, les réactions des autres élèves en disaient long sur l’étonnement général, la plupart secouant la tête avec un petit sourire qui en dit long.

«Alors, c’est haram, ou pas du coup la musique?», insiste G., perdu entre ce «haram» si catégorique qui a estampillé la musique du Roi du Reggae, qu’il entend si souvent ses parents écouter à la maison, et la réaction sarcastique des autres élèves de son cours. «Absolument pas», a rétorqué sa mère, entamant alors une longue explication sur les différentes interprétations de l’islam, qui poussent les plus rigoristes à interdire la musique, notamment.

Un comble dans un pays où la musique occupe une place si importante, biberonnés que nous sommes dès qu’on ouvre les yeux sur la vie à des musiques entraînantes, envoutantes, spirituelles, mystiques, endiablées, souvent porteuses de messages engagés et il fut un temps, politiquement incorrect… Des Gnawas en passant par Nass El Ghiwane, Hajja Hamdaouia, Naïma Samih, Samira Said, Rouicha, la musique hassani, le Tarab andaloussi, la musique ahwach, la Dakka marrakchia et tant d’autres…. Chaque moment de nos vies est rythmé par des musiques et des danses qui forgent notre identité marocaine depuis des siècles et des siècles.

Cet échange entre adolescents du XXIème siècle n’est pas anodin. Il s’inscrit dans la radicalisation de certains esprits, formés à d’autres courants idéologiques qui ne sont pas les nôtres, selon lesquels certains aspects de la culture marocaine, relèvent de l’hérésie. Si les moussems sont régulièrement visés par cette lecture de la religion, le dernier pan de notre patrimoine à en faire les frais, cette année encore, est la fête de Boujloud ou Bilmawen.

Une fête qui se déroule au lendemain de l’Aïd Al-Kebir, au cours de laquelle ils sont des milliers, dans différentes régions du Maroc, à perpétuer ce rite ancestral au cours d’un festival folklorique traditionnel qui puise ses racines dans la culture amazighe.

Pour incarner la créature de Bilwamen, aussi appelée Boulabtayne, Bouhidour, Harma, Bashikh, Souna ou Bouaâfif, on revêt des peaux de moutons ou de chèvres, on se coiffe de cornes, on dissimule son visage derrière un masque ou une tête animale et on se fonce le visage au charbon de bois… Un déguisement qui connaît des variantes en fonction des régions, mais qui suscite toujours la même fascination auprès des petits et grands.

Sur les réseaux sociaux, la chose choque ceux qui découvrent cette tradition par les images qui en circulent sur la toile. Certains y voient la perpétuation d’un rituel satanique, d’autres une ingérence étrangère visant à pervertir les Marocains. Enfin, il y aussi ceux qui ne supportent pas l’idée que soit préservé depuis plusieurs siècles un héritage qualifié de païen qui fait ombrage à la tradition des écoles islamiques perpétuées dans les régions où l’on célèbre encore Boujloud.

Mais cette fête a la peau dure en ce qu’elle est portée par la jeunesse. Car c’est aux jeunes que revient le rôle d’endosser ces costumes, de parader dans les rues, de danser au son des percussions qui rythment leur parade, de divertir la foule avec des traits d’humour qui revêtent souvent une critique sociale.

La raison pour laquelle cette tradition a fortiori perdure, est qu’elle condense un mélange de danses et de rituels à forte charge culturelle, civilisationnelle et cultuelle, inhérents à chaque ville ou région où elle est célébrée. Ainsi, expliquait dans un entretien avec la MAP Mohamed Akdim, chercheur en patrimoine et culture locale: «Dans le cérémonial de “Boujloud“, on observe une forte présence de la femme, ou encore de la danse Ahouach et des Rwayess, propre à Imintanout, de la danse Taskiwine des tribus installées dans les montagnes limitrophes, de la danse Ahiyad de la région de Haha, de la danse sahraouie des tribus Ouled Bou Sbaâ installées dans les environs, etc. On y trouve également une véritable influence de la culture juive, étant donné que cette ville a connu, à travers l’histoire, une forte présence de juifs jusqu’aux années 60.»

Boujloud, c’est tout un pan de l’histoire du Maroc et donc, de notre identité. Vouloir éradiquer ce type de rituels, c’est effacer une partie de notre ADN et de notre mémoire. À quoi bon? Car depuis quand le fait de renier une part de soi a-t-il jamais aidé à se construire sur de solides bases? En attendant le jour où cette fête sera valorisée à juste titre en tant que patrimoine culturel de notre pays, n’en déplaise à ses détracteurs, rien ne nous empêchera de danser et de chanter, sur le son des Ahwach ou de Bob Marley.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 23/06/2024 à 14h21