Les anachronismes n’ont aucune place dans une approche sérieuse de l’Histoire, affranchie de la tutelle de la politique, des idéologies et du poids de la mentalité du présent.
Pour relativiser le débat évoqué dans l’article de la semaine dernière, suite à l’assertion concernant les origines d’Abdelmoumen «l’Algérien», nous vient à l’esprit ce récit rapporté par les chroniques anciennes concernant son siège en 1145 de Tlemcen et d’Oran, deux ans avant la prise de Marrakech.
L’empire almoravide vacillait depuis un certain temps sous le poids de la force almohade, centrée autour de la figure spirituelle de son fondateur, le Masmoudien Mohamed ben Toumert, issu des montagnes du Haut Atlas, et de son lieutenant et chef de guerre, le Zénète Abd-el-Moumen al-Goumy, natif de Tadjra, près de Nedroma. Ce dernier, rencontré à son retour d’Orient dans un village de la région de Mellala, près de Béjaïa, alors qu’il n’était encore qu’un jeune novice d’à peine dix-huit ans, montrait déjà des aptitudes au commandement dignes d’assurer sa succession.
À Al-Andalus, l’effritement des frontières almoravides avait commencé depuis un certain temps, avec la perte de Saragosse en 1118 (prise par le roi Alphonse le Batailleur), suivie de plusieurs villes et places fortes: Tarazona, Borja, Calatayud... sans oublier, en 1120, la défaite de Cutanda, qui avait scellé l’expansion du royaume d’Aragon.
De l’autre côté du détroit de Gibraltar, le péril almohade était plus inquiétant que jamais.
Tel un caméléon qui ne s’aventure pas à changer d’arbre avant de s’assurer de l’autre, Abdelmoumen ne quittait pas une montagne sans la certitude de trouver un asile sûr dans la suivante.
Évitant, sur les conseils de son chef défunt Mohamed Ben Toumert, la plaine favorable aux anciens chameliers, il s’était dirigé à travers les hauteurs pour s’installer dans les montagnes boisées situées entre Fès et Tlemcen, riches en eau, en pâturages et en toutes sortes d’arbres fruitiers.
C’était l’hiver, particulièrement rude et pluvieux cette année-là. Des régions entières avaient été isolées par les eaux. Les tempêtes avaient fracassé des ponts, détruit des maisons et entravé le déplacement des anciens nomades venus du Sahara.
Habitué à des climats plus cléments, le Commandeur des musulmans, Tachfine fils d’Ali ben Youssef, campait avec ses troupes dans une plaine stérile, dont le sol était devenu tellement boueux qu’il était impossible d’y marcher sans s’enfoncer jusqu’aux genoux.
En déroute complète et démoralisés, ils y restèrent tous cloués pendant des mois entiers, sans combustibles ni charbon, au point d’être contraints, pour se réchauffer, de brûler les bois de leurs lances et les piquets de leurs tentes.
Dès l’annonce de la douce saison, Abdelmoumen prit la direction de l’est, suivi de près par Tachfine, qui était accompagné de son imposante armée.
En chemin eut lieu une autre grande bataille, au cours de laquelle Abdelmoumen prouva, s’il le fallait encore, qu’il était un tacticien d’exception.
Pour compenser l’infériorité numérique de ses troupes, il les organisa en un bataillon carré, avec la cavalerie placée au centre, prête à effectuer des sorties au moment opportun. En rang extérieur se trouvaient les fantassins munis de longues lances; derrière eux, les guerriers armés d’épées et de boucliers; enfin, dans les autres rangs, les frondeurs et les arbalétriers.
Cette disposition des troupes prenait l’allure d’un mur compact et infranchissable sur lequel se heurtaient sans succès les Almoravides désorganisés, bientôt assaillis par les cavaliers almohades sortis du fond du carré, semant chaos et désolation.
Il ne restait plus à Tachfine qu’à tourner bride et à se diriger vers Tlemcen, où il établit son campement dans la haute plaine.
Aussitôt, Abdelmoumen le poursuivit avec une ténacité implacable…
Arrivé sur la terre qui l’avait vu naître, il s’établit sur le versant de l’éminence appelée «les Deux-Rochers», dominant la ville au sud, où il bâtit un fort dans la gorge qui entaille le plateau de roche.
L’heure de la rencontre était proche...
Le siège almohade fut lancé devant Tlemcen, bien fortifiée et préparée à cet effet, ne laissant à Tachfine aucune trêve.
Ainsi fut décimé, avec ses troupes sanhajiennes, le général Ibn Kebab, qui avait assuré à Tachfine, avec orgueil, qu’il lui livrerait Abdelmoumen garrotté.
Parmi les victimes irremplaçables, se trouvait également l’artisan de tous les coups hardis, le général catalan Reverter de la Guardia, promu commandant en chef de toute l’armée almoravide, tué dans la plaine de Senous, puis crucifié à l’issue d’une guerre qu’il avait faite sienne.
Tachfine, réduit aux abois, perdant toute illusion, s’enfuit vers Oran où il parvint à briser les colonnes des assiégeants et à résister quelques mois à son poursuivant.
En compagnie de ses fidèles, il se retrancha ensuite dans un fort construit près de la mer, où ils ne tardèrent pas à être encerclés pendant un mois, subissant la privation tant pour les hommes que pour les chevaux.
Ils étaient environ trois cents personnes, à commencer par l’épouse de Tachfine, Aziza, son corps d’armée et ses proches compagnons, dont son parent Mezdali, gouverneur de Tlemcen.
Au port voisin, à peu de distance du camp, venait de jeter l’ancre l’amiral de la marine d’Almería, Ibn Maymoun, à bord d’une flotte de dix vaisseaux, destinée, en dernier recours, à transporter Tachfine en Espagne avec ses proches et son trésor.
C’était compter sans la célérité des troupes almohades!
En pleine nuit, le camp almoravide fut surpris par les hommes d’Abdelmoumen, qui l’encerclèrent et allumèrent des feux tout autour.
Ceux des soldats qui purent s’échapper rentrèrent à Oran, tandis que les autres furent calcinés comme des morceaux de bois dans un brasier.
Ainsi fut carbonisé l’officier Sandal, tombé dans le feu! Mezdali réussit à faire le mort et rampa jusqu’au mur d’Oran, où l’on dit qu’il perdit la raison.
Quant à Tachfine, désespéré, dès qu’il se rendit compte de l’inutilité d’un ultime combat, il fit ses adieux à ses compagnons et se retrancha au sommet d’une colline, à la faveur de la nuit.
Au milieu des ténèbres, il commença sa chevauchée vers son destin.
Lui voulait rejoindre le château du port et, de là, embarquer pour Almería, avec Aziza en croupe, chevauchant sa jument arabe Rihana, surnommée «Rapide comme le vent».
Des sentiers escarpés du haut des falaises qui longent le rivage, il fut pressé au pas par les postes almohades, traqué comme une bête sauvage.
Nul ne peut attester s’il avait fait une chute accidentelle ou si, se sachant perdu, il avait préféré se précipiter dans le vide plutôt que de tomber entre les mains de son ennemi!
Le lendemain matin, il fut trouvé mort au bord du rivage, décapité sur place, la tête emportée comme gage de la victoire à Tinmel, où elle avait été baladée dans les montagnes puis accrochée près de la mosquée du Mahdi des Almohades, alors que son corps, resté sur la plage, fut cloué sur le tronc d’un arbre.
Ce fut la tragique fin de la cavalcade de celui qui s’était illustré onze ans plus tôt lors de la bataille de Fraga et dont le règne de deux ans et deux mois fut entièrement consacré à la guerre.
Oran avait été prise d’assaut trois jours après la mort de Tachfine, malgré sa farouche résistance, mise à rude épreuve par la soif.
Dans son Bayane, Ibn Idhari al-Murrakuchi rapporte le récit de l’imam al-Achiri, selon lequel chaque jour, trente à quarante personnes, hommes et femmes, succombaient à cause de la soif. De son côté, Ibn Bajir affirme que, lorsque les combats se sont intensifiés contre les habitants d’Oran, la plupart d’entre eux moururent de soif, tandis que ceux qui se rendirent aux mains des Almohades furent tués sans pitié.
D’autres auteurs, à l’instar d’Ahmed ibn Khalid Naciri, qui s’appuie sur des récits antérieurs, rapportent qu’une délégation formée de troupes almoravides et de populations civiles arriva le jour de l’Aïd al-Fitr pour demander la vie sauve à Abdelmoumen, qui ordonna leur exécution.
Puis l’attention entière se porta sur Tlemcen...
À cette date, la ville fortifiée prenait la forme de deux grands quartiers séparés chacun par ses remparts d’une distance évaluée à un jet de pierre. Le plus ancien s’appelait Agadir, nom berbère donné à une citadelle et grenier fortifié, habité majoritairement par le peuple; l’autre, nommé Tagrart, dans le sens de campement militaire, était peuplé comme son nom l’indique par les officiels, troupes et fonctionnaires.
Abdelmoumen avait déjà ordonné le pillage de Tagrart, château fort fondé par Youssef ben Tachfine au sud-ouest d’Agadir, dans la partie la plus escarpée du plateau.
Pourtant, à son approche, soixante personnes parmi les notables avaient demandé la protection. Auprès d’eux se tenaient des étudiants, des tolba, avec leurs planches de bois.
Qu’à cela ne tienne! Les Almohades les dépouillèrent de leurs habits et les tuèrent quasiment jusqu’au dernier devant les yeux du calife, impitoyable.
Toutes les villes et places fortes almoravides attendaient désormais leur tour, plongées dans la terreur.
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