Édition jeunesse: autour de la cohabitation entre les supports numériques et le livre imprimé

Lors de la table ronde autour de l'édition multimédia et l'édition imprimée, tenue dans le cadre de la 1ère édition du Salon international du livre enfant et jeunesse (SILEJ), à Casablanca.

Le 22/11/2023 à 16h31

VidéoDans un monde connecté, la question de l’impact des médias numériques sur la lecture, en particulier chez les jeunes, suscite des débats passionnés. À l’occasion de la tenue du Salon international du livre de jeunesse (SILEJ), à Casablanca, une table ronde a interrogé la cohabitation entre l’édition numérique et l’édition imprimée. Et plutôt que de les opposer, les intervenants ont exploré les manières dont les deux formats peuvent se compléter pour promouvoir la lecture chez les jeunes.

L’avènement des canaux de communication numériques a transformé le paysage culturel, faisant naître des questionnements sur le rôle futur du support papier, voire sa survie. Alors que certaines voix lui prédisent une disparition pure et simple, d’autres estiment que l’édition multimédia peut, au contraire, jouer un rôle crucial dans la préservation et la promotion de la diversité culturelle à travers les livres destinés à la jeunesse.

L’édition numérique émerge comme un acteur majeur dans cette transition culturelle. Plutôt que d’être perçue comme une menace, elle est considérée par certains comme une opportunité. En particulier pour les livres destinés aux enfants et aux jeunes, l’intégration de médias interactifs, de vidéos et de jeux peut rendre l’expérience de lecture plus immersive et plus captivante. Cette approche innovante cherche à maintenir la pertinence des livres dans un monde de plus en plus tourné vers le multimédia.

Interrogé sur la manière de trouver un équilibre afin que l’utilisation des écrans par les enfants ne se transforme pas en danger, comme l’ont montré certaines études, le chercheur et auteur marocain Najib Bougataya insiste sur la nécessité d’adapter l’offre éducative à ce support. Se montrant sceptique quant à l’idée de diaboliser les écrans, il met en avant une approche novatrice: la numérisation du texte plutôt que la simple transposition du texte, conçu initialement pour le support papier, sur un support numérique.

Sa recherche doctorale se concentre sur cette transition, explorant comment les contenus peuvent être repensés pour les écrans. S’appuyant sur les travaux de deux théoriciens, il met en avant l’importance de repenser le statut de lecteur en abordant les questions de linéarité, de plaisir et d’hybridation. Son objectif est de favoriser la transformation du lecteur, traditionnellement considéré comme passif, en acteur appelé à agir dans son expérience de lecture. Cette approche invite à repenser la relation entre les enfants, la lecture et les écrans, cherchant à concilier le plaisir de la lecture avec les nouvelles possibilités offertes par les supports numériques, car «nous sommes face à une génération qui est née sous le bouleversement numérique, nous ne pouvons faire autrement», argumente-t-il.

Déconstruire la sacralisation de l’objet livre

Prune Lieutier, productrice indépendante d’expériences numériques pour la jeunesse, venue du Québec, salue le discours du chercheur marocain et invite à déconstruire la sacralisation de l’objet-livre, questionnant le réflexe associant automatiquement la lecture au support papier. Elle souligne ainsi qu’une multitude de médias se présente à la jeunesse, l’essentiel demeurant la quête du plaisir de la lecture, indépendamment du support. Pour la productrice, il est impératif de «réévaluer la définition même de la lecture», convaincue que «diaboliser à tort le numérique est contre-productif». Elle encourage ainsi à embrasser la diversité des supports, puisque «l’essence de la lecture réside dans la connexion avec le contenu, peu importe la forme qu’elle prend».

De son côté, Anne Schneider, maître de conférences en langue et littérature françaises à l’université de Caen-Normandie, en France, apporte un éclairage supplémentaire sur l’interaction des jeunes avec le support livre. Elle met en avant la particularité du livre numérique, qui propose des images à interpréter, alors que le livre papier incite à créer sa propre image mentale. Une observation qui la conduit à questionner «la capacité du livre papier à maintenir son pouvoir face à la profusion d’images présentées dans le contexte numérique», où l’interprétation ne nécessite qu’un effort cognitif moindre.

Un constat que nuance Alexandre Sanchez, auteur français de livres-jeux et de contes pour enfants. À ses yeux, «la lecture numérique ne devrait pas se substituer à la pensée. Au contraire, elle devrait guider le lecteur sans imposer tous les détails à imaginer». Il soulève, toujours à ce propos, une interrogation sur cette même diabolisation des écrans: «A-t-on peur que l’enfant ne lise plus du tout, ou ne lise plus sur un support papier?», s’interroge-t-il. Il rassure en mentionnant la mise en place d’initiatives, y compris au sein de sa propre société, visant à créer des environnements immersifs favorisant l’évolution tant du numérique que du papier. Pour lui, la complémentarité entre les deux supports est préférable à la concurrence.

Le cas de l’édition marocaine

Nina Six, autrice de BD française, souligne pour sa part l’importance de l’objet-livre, «car il plonge réellement l’enfant dans son univers de lecture». Bien qu’elle soit favorable à la numérisation du livre, pour des raisons d’accessibilité financière, elle évoque un aspect que le livre numérique ne pourra jamais égaler par rapport au livre papier: le moment de concentration totale et «d’oubli du monde extérieur». «Sur un téléphone, par exemple, la présence constante de distractions limite la profondeur de l’immersion dans la lecture».

Qu’en est-il du Maroc? Sous nos cieux, des initiatives pionnières tentent de faire prendre au paysage de l’édition jeunesse le virage digital. Des projets éducatifs multimédias, combinant l’aspect ludique de la technologie à la richesse des contenus, sont en cours de développement. Parmi les plateformes déjà existantes figure notamment «Hajitek Majitek», une application de contes marocains destinés aux enfants, développée en partenariat avec des acteurs associatifs de la maison d’édition Yanbow Al Kitab. «Ces expériences préfigurent un changement de modèle dans la manière dont les jeunes abordent la lecture, mettant le Maroc à la page concernant cette révolution éditoriale. Et nous n’en sommes qu’au début», estime Najib Bougataya, dont les recherches se sont longtemps penchées sur la littérature de jeunesse.

Alors que le débat perdure entre les fidèles du papier et les supporters du numérique, le milieu de l’édition marocaine et les éducateurs explorent les synergies possibles entre les deux mondes, défendant l’idée d’une cohabitation harmonieuse, plutôt que celle d’une opposition. Une coexistence qui émerge comme une réponse à l’impact croissant des médias numériques sur la lecture, en particulier chez les jeunes, et ouvrira, peut-être, la voie à une nouvelle ère du livre au Maroc.

Par Ryme Bousfiha et Adil Gadrouz
Le 22/11/2023 à 16h31