Interview de Maryam Touzani: sélectionné à Cannes, «Le bleu du Caftan» tisse la trame de l’amour sur fond de non-dits

Le film "le bleu du caftan" de la réalisatrice Maryam Touzani, sélectionné aux Oscars 2023.

Le film le bleu du caftan de la réalisatrice Maryam Touzani, sélectionné aux Oscars 2023. . DR

Après la sélection de son précédent film «Adam» au festival de Cannes dans la catégorie «Un certain regard», la réalisatrice marocaine Maryam Touzani est de retour sur l’un des plus célèbres tapis rouges du monde avec son deuxième film, «Le bleu du caftan». Interview.

Le 26/05/2022 à 13h58

Avec Le Bleu du caftan (2022), qui sera dévoilé le 26 mai au public présent sur la Croisette parmi dix huit autres films internationaux, Maryam Touzani revient en force en s’attaquant à un sujet souvent abordé mais pourtant toujours aussi complexe à cerner, l’amour.

La réalisatrice prend ainsi le parti de sonder les profondeurs de ce sentiment à la lumière des non-dits, des tabous, et confronte l’amour aux silences qui maintiennent sous une chape de plomb certains pans de nos personnalités.

Dans ce film, il est aussi question d’un patrimoine culturel qui se perd, celui de la mode traditionnelle incarnée par le caftan, cette tenue d'apparat aussi ancienne que fragile, devenue éphémère depuis qu’elle est confrontée à ce monde industrialisé où la vitesse et le rendement éclipsent l’art et la patience.

Alors, un peu comme ce mâalem qui orne de son art, patiemment, ce tissu pour le transformer en habit d’apparat, Maryam Touzani tisse dans ce film qui ne manquera pas de séduire la trame des profondeurs de notre humanité.

Interview.

Tout d’abord, le pitch du film…C’est l’histoire d’un couple qui vit ensemble depuis 25 ans dans le non-dit de l’homosexualité du mari, Halim. C’est un couple qui s’aime profondément, d’un amour profond et vrai, mais qui a appris à s’aimer d’une autre manière.

Lui est tailleur de caftans dans la médina de Salé et tient, avec son épouse, un petit magasin de caftans traditionnels. On découvre un moment de leur vie où les choses vont se bousculer avec l’arrivée d’un jeune apprenti dans leur boutique et entre autres épreuves à traverser, la maladie dont souffre Mina. C’est un film qui parle d’amour dans le sens le plus large du terme et puis de transmission.

© Copyright : DR

Vous confrontez dans ce film des thèmes très forts, tels que l’homosexualité, la vie avec la maladie mais aussi la préservation d’un patrimoine en danger… Pourquoi ce choix?Je crois qu’il y a beaucoup de choses qu’on ne ferait pas dans des circonstances normales et parfois aussi, quand on est face à des situations qui nous dépassent, on trouve le moyen à l’intérieur de nous de se transcender. Dans la vie, on peut passer des années à ne pas vouloir voir certaines choses, à se voiler la face et puis parfois, on a des moments qui nous remettre face à nos vérités.

Comment est née l’idée de ce film? Quel a été votre déclic?Le déclic a été ma rencontre avec un homme qui m’a beaucoup inspiré le personnage principal. Il était marié, il avait fait ce qu’on peut appeler un mariage classique, mais je sentais qu’il y avait peut-être autre chose dans sa vie, le poids très lourd d’un non-dit.

Peut- être que je me trompe car je n’ai jamais osé lui poser ce genre de questions, mais je l’ai beaucoup fréquenté et je ressentais ça de manière très forte.

Le personnage de Halim a commencé à se construire à travers ce que j’ai imaginé de la vie de cet homme. Il a réveillé en moi des choses que j’ai connu dans ma vie, quand j’étais enfant. Je me suis remémorée toutes ces choses qui étaient dites sans l’être, chuchotées, sur des couples qu’on connaissait de loin… A l’époque je ne comprenais pas, mais avec le temps oui, et j’ai eu envie de mettre un visage sur ce non-dit, pour pouvoir enfin dire les choses.

Quelle place le caftan occupe-t-il dans ce film?Il y a un caftan qui traverse le film… En fait, j’ai été très inspirée par un caftan de plus de cinquante ans que je tiens de ma mère. Petite fille, je fantasmais de porter ce luxueux caftan, fait à la main, à l’ancienne, par un maâlem.

Je l’ai enfin porté, il n’y a pas très longtemps, et j’ai été très émue par le symbole de transmission incarné par ce caftan. Le fait qu’il me soit transmis par ma mère certes, mais aussi tout ce temps passé par une personne, le mâalem, à fabriquer cette tenue. J’ai imaginé tous ces cafés qu’il avait bu en le cousant, toutes ces heures passées penché sur son ouvrage, j’ai ressenti la force du lien qui l’unissait à ce bout de tissu qu’il transformait petit à petit en œuvre d’art.

Porter ce caftan, cinquante ans après ma mère, et constater en plus que la tenue n’avait pas bougé, parce que faite à la main, en prenant le temps, m’a beaucoup touché. A travers cet habit, fait de manière traditionnelle, on ressent l’humain et je trouve ça tragique quand on se rend aujourd’hui dans un magasin de caftans de se voir proposer des tenues faites à la machine. Où est passé l’humain?

Je crois que nous ne sommes pas conscients de l’énorme patrimoine culturel dont nous disposons et c’est la raison pour laquelle nous ne la valorisons pas assez. Nous passons à côté de tellement de choses essentielles, en rapport à notre identité.

Dans votre film, peut-on voir ce caftan comme un journal intime dans lequel le maâlem brode ses émotions et raconte son histoire ? Exactement. C’est un journal intime dans lequel s’écrivent tous les jours les émotions que ressent le personnage. Le caftan dans le film se tisse petit à petit et tisse aussi les liens entre les personnages.

C’est un caftan qui va raconter quelque chose et pour Halim, c’est aussi une manière de panser ses plaies avec son fil et son aiguille. Il fabrique des caftans magnifiques que les femmes peuvent porter au grand jour, alors que lui doit étouffer toute une partie de son être, se cacher, raser les murs. La partie de lui qu’il essaye de cacher peut s’exposer au grand jour dans ses caftans.

Est-ce un film que vous placez sous le signe d’un certain militantisme, à l’instar d’Adam qui mettait en lumière le tabou de l’avortement?C’est un film qui porte un regard sur des choses et raconte des personnages, des émotions. Ce que j’aimerais, c’est qu’on prenne le temps de comprendre les personnages, qu’on se mette dans leur peau, qu’on ne soit pas dans le jugement, qu’on puisse connaître leur force, leur fragilité, leurs peurs, leurs zones d’ombre, qu’on fasse ce chemin avec eux, en étant dans le ressenti de l’expérience de leur vécu.

Je voulais raconter un personnage à la fois passionné et incompris, qui vit dans une société de consommation qui va trop vite, avec laquelle il se sent en décalage, non seulement de par son métier mais aussi de par son homosexualité.

Il y a une certaine nostalgie qui se dégage du personnage de Halim car il essaie sans le savoir de préserver quelque chose qui est en train de se perdre et le fait avec passion et acharnement. Mais au final, il fait face à quelque chose de plus grand que lui. Il a beau se battre tout seul, il n’y arrivera pas et sa femme est là pour le lui rappeler.

Parlons maintenant du casting où l’on retrouve notamment Lubna Azabal qui campait déjà l’un des personnages principaux dans «Adam».En écrivant le personnage de Mina, j’avis le visage de Lubna Azabal en tête. Je savais qu’elle pourrait l’incarner avec vérité, qu’elle avait ce qu’il fallait. C’est un personnage très complexe, très fragile en même temps et ce que j’adore chez Lubna c’est qu’elle donne tout quand elle joue. Elle est passionnée par son métier et quand elle interprète un personnage elle est dans l’extrême de l’interprétation. Dans ce film, elle interprète une femme mourante, et elle a suivi un régime très dur pour arriver à perdre du poids, pas que pour l’aspect physique mais pour arriver à ressentir ce que ressent cette femme. Elle voulait être fragile physiquement comme cette femme, ressentir la mort dans son corps.

© Copyright : DR

On retrouve aussi au casting Saleh Bakri qui interprète Halim et qui est un comédien palestinien. J’ai fait un casting très large au Maroc et dans plusieurs pays du monde arabe et j’ai été touchée par sa sensibilité. Nous avons beaucoup parlé avant de se rencontrer et il est tombé amoureux du personnage en lisant le scénario. J’ai trouvé qu’il portait quelque chose de puissant en lui.

Il est venu au Maroc, nous avons beaucoup travaillé sur sa darija avec un coach avant et pendant le tournage. Il a aussi passé beaucoup de temps avec des maâlems pour manier le fil et l’aiguille et être ainsi dans le ressenti et pas que dans le jeu. Halim est un personnage assez complexe, qui ne s’exprime pas beaucoup par les mots et qui est beaucoup dans l’introspection. Salah Bakri a justement cette intériorité qui s’exprime très bien.

Enfin, le jeune apprenti est campé Ayoub Missioui, un jeune homme de Casablanca. Il m’a touché car il dégage une belle énergie, quelque chose de différent, de solaire. Son personnage, Youssef, a une sorte d’innocence mais en même temps une profondeur, une vraie sensibilité. Il comprend rapidement qui est ce couple et arrive à les cerner. Lui aussi a passé beaucoup de temps dans les ateliers des maâlems pour apprendre le métier.

C’est un film qui n’a pas beaucoup de dialogues, un peu comme Adam et j’avais besoin d’acteurs qui puissent s’exprimer autrement que par le dialogue, qui puissent être dans la retenue dans le jeu pour une compréhension profonde des personnages.

Le Bleu du Caftan, réalisé par Maryam Touzani, est produit par Nabil Ayouch et co-produit par Amine Benjelloun. Ce film est une production d’Ali n’ Productions (Maroc) et des films du Nouveau Monde (France), coproduit par Velvet Films (Belgique) et Snowglobe (Danemark), soutenu par le Centre Cinématographique Marocain. Il est distribué par Ad Vitam et les ventes internationales sont assurées par Films Boutique.

Par Zineb Ibnouzahir
Le 26/05/2022 à 13h58