Le niveau d’inflation observé à fin avril dernier (5,9% selon les données du HCP) ne semble pas inquiéter Abdelghani Youmni, docteur en économie de l’université Sophia-Antipolis de Nice.
Le Maroc n’est pas un pays inflationniste et ne le sera pas, insiste-t-il, ajoutant que pour une économie de taille intermédiaire comme celle du Royaume, ce phénomène ne peut être jugulé que par plus de souveraineté alimentaire et productive.
Auteur de l'essai «Le Maroc et ses riverains méditerranéens» (L’Harmattan, 2019), Abdelghani Youmni affirme que la solution de la hausse des salaires n’est pas sans risques et gagnerait à être associée à une taxation des «rentes monopolistiques».
Interrogé sur une éventuelle hausse du taux directeur de la banque centrale (la troisième réunion trimestrielle de Bank Al-Maghrib étant prévue ce mardi 21 juin), l’économiste se montre favorable à un relèvement des taux de 25 points de base, lequel, à ses yeux, ne serait «ni excessif ni bloquant pour les entreprises et les investisseurs». Entretien.
Quel regard portez-vous sur le niveau d’inflation récemment observé au Maroc (5,9% à fin avril en glissement annuel) et quels sont les principaux facteurs à l’origine de ce phénomène?L’inflation actuelle provient de l’instabilité mondiale et de problèmes géopolitiques tels que la pénurie des semi-conducteurs, le comportement des cartels du pétrole et du gaz, le gel des exportations du blé russe et ukrainien, la multiplication par sept du coût du fret entre 2020 et 2021 et des intrants industriels. Cette situation découle d’une réelle convergence d’ingrédients favorisant une flambée générale des prix, un vrai caillou dans la chaussure de la mondialisation.
Pour autant, l’inflation est toujours réduite à un phénomène monétaire. La baisse des taux d’intérêt crée en général une contrainte d’offre de crédit, conjuguée à une dépréciation du cours de change de la monnaie locale, entraînant une spirale inflationniste et des spéculations sur la dette publique.
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Mais l’inflation n’est pas que monétaire, les économies de taille intermédiaire comme le Maroc sont souvent victimes de l’inflation par les coûts, qui ne peut être jugulée que par plus de souveraineté alimentaire et productive. Ces économies sont victimes, aussi, de l’inflation importée, qui peut devenir exponentielle si la monnaie est totalement convertible, peu robuste et si les marchés financiers ont une forte prédisposition à la spéculation.
Pour ce qui est de l’inflation par les coûts, celle-ci touche actuellement le Maroc, elle pousse les entreprises à fixer les prix en fonction des coûts de production. Toute hausse des coûts de l’énergie, de la logistique, du transport et des intrants, toutes industries confondues, entraîne des augmentations des prix.
S’agissant de l’inflation importée, elle est surtout la conséquence des importations incompressibles comme les hydrocarbures et les céréales. Depuis janvier 2022, la facture énergétique a augmenté de 87,3%, le déficit commercial du Maroc a augmenté de 42,9% à fin mars 2022 par rapport à la même période en 2021, pour s’établir à -65,57 milliards de dirhams, selon les données de l’Office des changes.
La jambe budgétaire de l’exécutif marocain a déployé plus de 47,5 milliards de dirhams pour ériger un bouclier tarifaire artificiel ayant pour finalité de geler les prix de l’électricité, du gaz butane, de la farine, soutenir le prix du sucre et éviter l’effondrement des producteurs agricoles et céréaliers marocains.
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Ces mesures de protection du pouvoir d’achat ne pourront ni inverser la courbe de l’inflation ni casser sa dynamique, inévitable pour préserver la paix sociale. Elles risquent d’aggraver le déficit budgétaire et le poids de la dette publique.
Selon vous, le pire est-il derrière nous?Face à ces crises à la fois considérables et jusqu’ici en cascade, sans être juxtaposées, le Maroc a montré une grande résilience et une adaptabilité surprenante. Le pire n’est pas derrière nous, il n’est pas devant nous non plus.
Au cours des soixante dernières années (1960-2020) l’inflation au Maroc n’a été en moyenne que de 4.2% par an, contre plus de 5,9% dans les pays de l’Union Européenne et 8.8% en Algérie.
Le Maroc n’est pas un pays inflationniste, les ménages produisent leur alimentation et réduisent fortement l’inflation du prêt-à-manger vendus dans les grandes surfaces. Les subventions de la production agricole ralentissent et résorbent la cherté des productions légumières et fruitières, la nature rurale de la population (plus de 45.4%), puis la faible mobilité physique des ménages, ont également un effet significatif dans le ralentissement de l’inflation.
Pour toutes ces raisons, le Maroc ne connaîtra pas d’inflation à deux chiffres, dite hyperinflation, néfaste pour l’économie et pour la société, elle érode considérablement le pouvoir d’achat des couches vulnérables et fait dégringoler la classe moyenne en faisant substituer la pauvreté irréversible à l’inégalité sociale.
Y a-t-il un nombre magique à ne pas atteindre? Pas forcément. L’inflation ne doit pas se conjuguer à une croissance atone et à des accumulations d’années de sécheresse. C’est pour cela que les forces vives de l’économie marocaine, publiques mais surtout privées, doivent s’associer pour créer des écosystèmes pour amortir les effets de l’inflation à travers des consommations et des productions de substitution aux importations et amorcer la transition énergétique vers le renouvelable, surtout solaire, pas seulement pour l’énergie électrique mais aussi pour l’usage de pompe solaire pour l’irrigation.
Jusqu’à quel point la hausse des salaires, notamment le Smig, peut-elle limiter les effets néfastes de l’inflation?Une source majeure de la hausse de l’inflation réside dans les prix énergétiques. Un prix élevé des carburants peut constituer un sérieux problème politique et engendrer des tensions sociales. Faut-il faire de la redistribution monétaire aux familles modestes, puis inciter le secteur privé à distribuer des primes exceptionnelles en anticipant une inflation de court terme? C’est un grand dilemme, car l’inflation peut devenir structurelle. L’augmentation des salaires pourrait entraîner une hausse de la demande et créer les conditions de la spirale salaire-prix. Cette configuration n’étant pas celle du Maroc, il va falloir créer les conditions de négociations entre partenaires sociaux et entreprises pour atténuer l’inflation sans altérer les profits et la compétitivité des entreprises et permettre de casser l’inflation par plus de pouvoir d’achat des consommateurs.
De nombreuses entreprises le peuvent, surtout celles travaillant dans les services, leurs profits ont grimpé après la pandémie et sans arriver à une indexation parfaite des salaires sur l'inflation. Il existe des marges de manœuvre qui ne mettent pas en danger les entreprises qui, pour la plupart, ont augmenté leurs prix sans augmentation de salaires, à l’exception de celles qui ont adhéré à l’accord social signé le 30 avril dernier, lequel prévoit une augmentation du Smig de 10% sur deux ans.
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Pour résorber l’inflation, il faut soit une croissance forte, soit des hausses de salaires, soit des transferts budgétaires. Aucune de ces solutions n’est sans risque, sauf si on les conjugue en les associant à une politique de taxation des rentes monopolistiques, à une politique volontariste de taxe flottante sur les carburants et à des subventions compensatoires non aveugles destinées à des catégories sociales ciblées.
Faut-il indexer les pensions de retraite sur l’inflation?La démographie est la seule science qui ne se trompe jamais. Au Maroc, depuis 2018, les prestations dépassent les cotisations, le pays compte seulement 4, 27 millions de cotisants au régime de retraite de base pour plus de 1,8 millions de retraités, pour un montant global de 58 milliards de dirhams. Compte tenu du retour de l’inflation et de sa combinaison dangereuse avec le prolongement de l’espérance de vie, la question de l’érosion du pouvoir d’achat des retraités est plus que jamais d’actualité.
L’indexation des pensions de retraites pour un nombre de retraités en croissance est une cause sociale intergénérationnelle très légitime. Les mécanismes de financement le sont également. Ils sont adossés à la croissance économique et sans impacts sur les finances publiques ou budgétaires et pourront rendre la trajectoire financière sociale de l’Etat plus que périlleuse.
L’enjeu serait de modéliser entre épargne, patrimoine et revenus sociaux. Tous les Etats vont devoir réformer la fiscalité pour prélever sur les successions d’héritiers de moins en moins nombreux et de plus en plus âgés pour financer l’espérance de vie allongée, et assurer la viabilité d’un modèle social intergénérationnel qui devient encore plus inéquitable à cause d’une patrimonialisation croissante de nos sociétés.
Depuis quelques semaines, on spécule beaucoup sur une éventuelle hausse du taux directeur de Bank Al-Maghrib. Est-ce, pour vous, le bon moment?La monnaie est un bien commun. Aujourd’hui la monnaie est détournée de son rôle principal, celui de financer l’économie réelle et les outils de production. Seuls 15% du crédit bancaire financent l’investissement. Les 85% restants sont utilisés dans les marchés des produits dérivés pour alimenter la spéculation. Les taux d’intérêt qui sont restés à 0% pendant plus d’une décennie ne correspondaient pas à un fonctionnement sain de l’économie mondiale. Si les banques centrales comme la FED, la Banque centrale d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ont commencé à relever leurs taux directeurs, c’est que les critères sont tous réunis pour le faire et qu’il faudra essayer de freiner l’inflation et éviter son ancrage dans l’économie qui pourrait conduire à de la stagflation (une combinaison d’inflation et de chômage).
Cette hausse des taux va ralentir l’investissement et la consommation et impacter négativement des secteurs comme l’immobilier et le marché automobile. Pour les Etats, elle rendra la dette plus chère et plus risquée et sonnera le retour des impérieux taux variables.
Pour ce qui est du Maroc, Fitch prévoit une augmentation du taux directeur par Bank Al Maghrib de 25 points de base, l’objectif étant de poursuivre la politique de resserrement pour stabiliser les prix face à une croissance faible de moins de 1.8%, rangée par une inflation estimée à au moins 4%. Maintenu à 1.5% depuis avril 2021, il était de 2.25% en 2019, le taux directeur du dirham est en phase avec l’orientation de la politique monétaire accommodante du Maroc qui favorise des conditions de financement adéquates. Ce relèvement de 25 points de base ne semble ni excessif ni bloquant pour les entreprises et les investisseurs.
Toutefois, l’augmentation du taux d’intérêt induit une baisse de l’offre de monnaie et aura comme externalités positives une hausse des investissements étrangers, et une relative appréciation du dirham, qui rendra les importations moins chères, des exportations plus onéreuses et sera par contre sans effets sur les transferts des Marocains du monde, qui profiteront de l’effet neutralisateur entre la hausse des taux d’intérêt et la baisse des produits de conversion de leurs devises en dirhams.