Défiscalisation des pensions: une blague pour les retraités du privé, seulement 32 bénéficiaires à la CNSS!

La défiscalisation des pensions annoncée par le gouvernement ne ferait qu’exacerber les inégalités entre les trois régimes de retraite.

La défiscalisation totale des pensions de base méritait-elle la standing ovation que lui ont réservée les élus de la Chambre des conseillers? La question mérite d’être posée, car à y regarder de plus près, cette mesure a tout d’un «coup de com’» bien orchestré. Dans les faits, elle concernera une minorité de retraités aisés. Pis encore, son impact est quasi-nul sur les retraités affiliés à la CNSS, puisque seulement… 32 personnes seraient en mesure d’en bénéficier. Analyse.

Le 06/12/2024 à 08h00

«Historique», «un évènement», «une mesure salvatrice»… Les qualificatifs dithyrambiques n’ont pas manqué dans les médias et sur les réseaux sociaux pour décrire l’amendement introduit par les conseillers au projet de loi de finances (PLF) 2025, portant sur la défiscalisation totale des pensions de retraite servies dans le cadre du régime de base. Au stade actuel du processus d’adoption du PLF 2025 (le texte vient d’être voté en séance plénière et devra être renvoyé pour une deuxième lecture à la Chambre des représentants), la formule retenue prévoit une application progressive de la mesure: une réduction de 50% à partir du 1er janvier 2025, suivie d’une défiscalisation totale en 2026.

Comme précisé dans un précédent article, cette mesure aura un impact différencié entre les trois régimes de base existants au Maroc: la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) pour le secteur privé, la Caisse marocaine des retraites (CMR) pour le secteur public, et le Régime collectif d’allocation de retraite (RCAR) pour les entreprises publiques et les collectivités locales.

Aucun impact sur les retraités du secteur privé

En recueillant des données précises auprès des organismes concernés, nous découvrons avec surprise que ce dispositif de défiscalisation, tel que présenté, n’aura pas le moindre impact sur les pensions des retraités du secteur privé. En fait, la mesure profitera essentiellement aux retraités du secteur public, ceux affiliés à la CMR et au RCAR, qui perçoivent une pension supérieure ou égale à 11.000 dirhams. Pourquoi?

Officiellement, l’amendement accompagnant cette mesure fiscale dérogatoire a été présenté par les partis de la majorité, les syndicats et la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Mais la réalité serait tout autre. «C’est le gouvernement qui aurait soufflé l’idée aux groupes représentés à la commission des finances», chuchote-t-on dans les coulisses du Parlement.

Pour lever toute ambiguïté, une source au ministère des Finances tient à rappeler que «l’exonération des pensions était une revendication constante des syndicats et de l’ensemble des groupes parlementaires depuis au moins vingt ans». «Les gouvernements successifs, toutes sensibilités confondues, s’y étaient toujours opposés. Si vous consultez les archives des amendements au parlement, vous ne trouvez pas un seul groupe parlementaire qui n’a pas proposé cette mesure», poursuit la même source.

Mais cette fois-ci, l’exécutif a visiblement, et radicalement, changé son fusil d’épaule. «Avant même la tenue de la Commission des finances à la Chambre des conseillers, le gouvernement s’est réuni avec les syndicats et leur a fait part de sa volonté de faire passer cet amendement», nous confie notre interlocuteur. Et d’ajouter: «Le jour du vote en commission, l’amendement a été approuvé à l’unanimité. Mais pour éviter toute exploitation politique par les groupes parlementaires, il a été attribué et inscrit au nom de la Commission. C’est le ministère des Finances qui a fait office de porte-plume du texte.»

Une mesure inéquitable

Voici donc pour la forme. Sur le fond, à y regarder de plus près, cette mesure est loin d’être équitable, vu que les pensionnés des trois régimes de base ne sont pas logés à la même enseigne. Ainsi, sur les 795.800 pensionnés que compte la CNSS, seulement… trente-deux sont soumis à l’impôt sur le revenu (IR) et peuvent, par conséquent, bénéficier de cette exonération.

Cela s’explique par le caractère «avare», pour ne pas dire «précaire», du régime de base de la CNSS, où le plafond de salaire servant au calcul du montant de la pension de retraite est fixé à 6.000 dirhams, contre 20.440 dirhams pour le RCAR. La CMR, quant à elle, ne retient aucun plafond, le salaire de référence pour le calcul de la pension des fonctionnaires correspondant à la moyenne des émoluments perçus au cours des huit dernières années précédant le départ à la retraite.

Concernant la CNSS, si l’on tient compte du taux d’abattement forfaitaire de 70% sur le montant brut imposable (plafonné donc à 6.000 dirhams), pratiquement tous les pensionnés issus du secteur privé se retrouvent dans la tranche de revenu exonérée de l’IR, dont le seuil devrait passer de 30.000 à 40.000 dirhams par an dans le cadre de la réforme du barème de l’IR prévue dans le PLF 2025.

Pour le dire plus clairement, sur les 795.800 pensionnés de la CNSS, 795.768 n’avaient pas besoin d’une défiscalisation généralisée pour être exonérés d’IR… puisqu’ils le sont déjà. Les rares chanceux qui pourront bénéficier pour la première fois de l’exonération, qui sont au nombre ridiculement bas de 32, se distinguent par le fait qu’ils cumulent plusieurs pensions (pension de vieillesse et pension de survivant).

Uniques bénéficiaires: les retraités du secteur public

En se montrant favorable à la défiscalisation des pensions de base, le gouvernement Akhannouch ne se trompe absolument pas de cible. Il sait pertinemment que le dispositif profitera presque exclusivement aux retraités affiliés aux régimes de base du secteur public. Chiffres à l’appui, parmi les 750.000 retraités des régimes civils et militaires de la CMR, 150.000 sont concernés par cette nouvelle exonération, soit 20%. Et du côté du RCAR, sur un total de 140.000 pensionnés, 16.800 sont concernés par l’IR, soit une proportion de 12%.

Au total, le nouveau dispositif fiscal devrait entraîner une amélioration des revenus pour 166.800 retraités de la fonction publique, notamment les plus aisés. Actuellement, l’IR est dû à partir de 9.000 dirhams par mois, seuil qui passera à 11.000 dirhams le 1er janvier 2025 avec l’entrée en vigueur de la réforme du barème de l’IR. On peut conclure alors que la généralisation de l’exonération bénéficiera uniquement aux titulaires de pensions d’un montant supérieur à 11.000 dirhams.

De nombreux observateurs avouent ne pas saisir la logique de cet amendement, présenté comme une mesure d’amélioration du pouvoir d’achat, alors que dans les faits, il ne concernera qu’une infime minorité de retraités (moins de 4% du total). Pire, beaucoup estiment que la mesure ne fera qu’exacerber les inégalités et les déséquilibres intra et inter-régimes de base entre le secteur public et celui du privé. Les chiffres recueillis par Le360 auprès des caisses de retraite montrent qu’en 2023, la pension mensuelle moyenne se montait à seulement 1.814 dirhams pour la CNSS, contre 5.600 dirhams pour le RCAR et 8.374 dirhams pour le régime civil de la CMR.

Par ailleurs, plusieurs membres du patronat ne comprennent pas pourquoi le groupe de la CGEM s’est impliqué avec autant d’enthousiasme pour faire passer un amendement qui ne sert en rien les intérêts du secteur privé.

Double peine

Devenu une épine dans le pied de l’exécutif, ce geste de générosité envers les retraités aisés du secteur public risque de laisser un goût amer chez les salariés et retraités du secteur privé, qui seront in fine doublement pénalisés: non seulement ils ne seront pas concernés par la mesure, mais ils devront, en tant que contribuables, accepter un manque à gagner annuel de 1,2 milliard de dirhams pour le budget de l’État (réparti en deux tranches de 600 millions de dirhams entre 2025 et 2026), correspondant au coût de ce dispositif de défiscalisation.

À l’heure où nous mettions en ligne, et alors que le PLF vient d’être adopté en séance plénière à la Chambre des conseillers, les prévisions des recettes fiscales pour l’année 2025 n’ont pas été ajustées pour tenir compte de la première tranche de ce manque à gagner. À défaut de couper dans les dépenses, le gouvernement devra bien trouver quelque part ces 600 millions de dirhams pour éviter un dérapage budgétaire annoncé.

Par Wadie El Mouden
Le 06/12/2024 à 08h00