La hausse des prix a continué à grimper jusqu’à frôler les 6% à fin avril dernier, selon les données du Haut-commissariat au Plan. Huile de table, lait, beurre, sel, etc, certaines denrées alimentaires sont plus touchées que d’autres. Le prix des carburants ne cesse de flamber et a même atteint de nouveaux sommets historiques ces derniers jours (où l’essence sans plomb a même dépassé le cap des 18 dirhams le litre).
L’économiste Yasser Tamsamani appelle à la nuance dans le débat autour de ce phénomène qui, à ses yeux, n’en est pas encore au stade permettant de le qualifier d’inflation. Il pointe au passage le laxisme des pouvoirs publics face aux «comportements oligopolistiques» des importateurs et distributeurs des produits pétroliers lesquels, explique-t-il, en maintenant leur taux de marge inchangé, ne font qu’accumuler plus de profits au détriment du bien-être collectif.
Yasser Tamsamani remet en cause l’efficacité de la hausse du Smig, décrétée par l’accord social du 30 avril 2022, dont l’effet réel sur le pouvoir d’achat et la consommation serait «quasi-nul».
Interrogé sur le rôle de la banque centrale dans cette conjoncture difficile, l’économiste estime qu’une hausse du taux directeur de Bank Al-Maghrib aurait des effets contreproductifs et ne devrait aucunement atténuer la dynamique haussière des prix. Entretien.
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L’inflation au Maroc a atteint un niveau record à fin avril 2022, frôlant les 6% en glissement annuel. Quelle lecture en faites-vous?Tout d’abord, j’aimerais souligner qu’il y a une confusion ambiante entre la hausse des prix et l’inflation. Ce sont deux choses relativement différentes. Au Maroc, nous observons certes une augmentation accélérée de certains prix qui détruit sensiblement le pouvoir d’achat des ménages. Mais nous ne sommes pas encore dans une situation d’inflation, c’est-à-dire une augmentation généralisée des prix qui se propage sur tous les marchés et qui s’auto-entretient dans le temps.
Les raisons en sont structurelles: les salaires ne sont pas indexés sur la dynamique des prix; la persistance du chômage de masse et des difficultés d’organisation syndicale dans le privé font que les salariés ne sont pas en position de force pour négocier la hausse des salaires, suite à une détérioration de leur pouvoir d’achat. Quand bien même cette hausse des salaires aurait eu lieu, les marges bénéficiaires des entreprises sont telles qu’une augmentation des coûts de production puisse, selon la stratégie de chaque entreprise et la structure de son marché, ne pas être reportés entièrement sur les prix à la consommation. La production agricole et agroalimentaire marocaine est telle, qu’elle assure la disponibilité des produits de base et une certaine stabilité de leur prix. La maîtrise de la valeur externe du dirham évite au consommateur final le surcoût relatif au risque de change et à la dépréciation de la monnaie domestique qui devrait renchérir davantage, dans un contexte de hausse des prix à l’international et de creusement du déficit commercial, les prix à l’import et permet d’éloigner l’économie du spectre de l’hyperinflation.
En effet, bien que les origines de la hausse des prix au Maroc et ailleurs sont similaires, les dynamiques internes sur lesquelles elles débouchent sont différentes, selon la structure de l’économie et son positionnement sur le cycle. La hausse actuelle des prix ne reflète pas des tensions de même nature aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou même en Allemagne qu’en France, en Espagne ou encore au Maroc. Dans un cas, la hausse des prix à l’international est venue sur des économies en surchauffe et a fini par y installer une dynamique inflationniste interne. En revanche, dans l’autre cas, c’est la composante volatile (énergie et alimentaire) qui tire jusqu'ici les prix vers le haut.
La nuance qu’il faut garder à l’esprit entre la hausse des prix et l’inflation est de mise, en vue de concevoir correctement la politique économique et notamment sa composante monétaire.
Quels sont les facteurs à l’origine de ce phénomène au Maroc? Peut-on parler d’une inflation importée?Oui, l’inflation importée à travers les marchés internationaux des produits énergétiques (pétrole, gaz) et alimentaires (huiles, céréales, etc.) a eu un effet déclencheur de la dynamique de l’augmentation des prix au Maroc.
Sauf qu’un deuxième élément a bien enfoncé le clou, en lien avec des comportements oligopolistiques sur certains marchés de niche qui naturellement s’étendent dans un tel contexte. On peut penser particulièrement au marché d’importation et de distribution des produits pétroliers. Ce marché est névralgique, de par la nature du produit (intrant et bien de consommation indispensables), son caractère captif à court et moyen termes, et la structure du marché qui ne peut être que concentrée (autrement les opérateurs quittent le marché) avec tous les risques sur l’économie que cela comporte.
Ces caractéristiques d’une part, et le laxisme des pouvoirs publics à vouloir réguler ce marché d’autre part, nous donnent raison de penser que les opérateurs concernés sont en bonne position pour faire partie des gagnants de la crise. Même en maintenant leur taux de marge inchangé, leurs profits vont s’envoler car ce taux est appliqué aux prix à l’international qui, eux, augmentent fortement. Or, en cas normal, disons celui de la concurrence, les taux de marge devraient baisser en réaction à un retournement de la situation conjoncturelle et ce pour maintenir ses parts de marché et soutenir la demande.
En réalité, ces profits supplémentaires sur ce marché sont des rentes, car ils ne sont la rémunération ni d’un effort additionnel en termes d’investissements ou autres de la part des opérateurs ni d’une exposition plus grande au risque. Quoi de plus légitime alors à l’Etat que de récupérer au moins une partie de la rente?
Outre son caractère illégitime, le problème avec ce genre de comportement c’est que ce que gagnent les opérateurs est plus faible que ce que les consommateurs en perdent. Au niveau macro-économique, cela se traduit par une détérioration du bien-être collectif.
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Pourquoi craignons-nous tant l’inflation?
Certes, un peu d’inflation est bénéfique. Elle représente de l’huile pour la machine économique. Les entreprises peuvent vendre alors un peu plus cher leur production et cela les encourage à investir davantage avec tous les effets d’entraînements sur l’emploi et la croissance; la charge réelle de la dette baisse, etc.
Sauf qu'au-delà d’un certain niveau, l’inflation freine l’économie en sapant la demande et creuse les inégalités car le poids de la consommation dans le revenu des pauvres est très élevé comparativement à celui des riches qui sont plutôt des épargnants.
Au Maroc, l’effet de cette poussée des prix sur le niveau de vie des ménages et les inégalités se fera encore plus sentir car, d’une part, ces dernières sont déjà élevées et ce depuis les années 80 malgré toutes les politiques dites «sociales» mises en place, et d’autre part la situation des acteurs à la sortie de la crise Covid a été dégradée contrairement à ce qu’on a pu observer dans plusieurs pays avancés où le coût de la crise a été supporté par l’Etat.
Cette poussée des prix ne fait que révéler et accentuer un malaise encore plus profond relatif aux éléments qui causent et entretiennent les inégalités. Il s’agit d’abord de l’état dégradé dans lequel se trouve le «marché» du travail et au partage de la richesse créée, désavantageux aux travailleurs, et ensuite du caractère peu redistributif de notre système fiscal. A mon avis, la fragilité de l’économie et de la société éprouvée suite à la récente hausse des prix est à chercher à ce niveau-là.
La hausse des prix des carburants a eu pour effet mécanique une augmentation des recettes fiscales y afférentes (TIC, TVA). Ne pensez-vous pas que le gouvernement aurait pu atténuer l’inflation en réduisant la fiscalité des carburants?Je pense qu’il y a lieu de nuancer l’idée selon laquelle les recettes fiscales ont augmenté avec la hausse du prix de l’énergie. Certes, les recettes au titre de la TIC et la TVA appliquées aux carburants ont augmenté. En revanche, il y aura une diminution de recettes fiscales adossées aux revenus à cause du ralentissement de la croissance. Plaider alors pour la baisse des impôts pour atténuer l’effet de la hausse des prix est une fausse idée et révèle par ailleurs une méconnaissance des raisons profondes de la fragilité de notre système économique et social.
Maintenant, rien n’empêche de penser l’intervention publique indépendamment de l’évolution des recettes fiscales. Car celles-ci sont le résultat des actions menées par l’Etat. Ajoutons à cela le fait que l’Etat est un agent qui peut emprunter éternellement et faire rouler sa dette pour financer ses actions tant que ses comptes sont soutenables. Pour la même raison, il peut également imposer plus les riches et certaines niches de production et de rentes.
Est-ce que le pire est derrière nous?En aucun cas le pire ne sera derrière nous, même si les prix à l’international seraient amenés à se stabiliser dans les prochains mois. En effet, la conséquence directe de cette stabilisation des prix à l’import est bien l’arrêt de la dynamique haussière des prix domestiques, mais leur niveau a déjà atteint des seuils élevés et vont y rester, car généralement les prix sont inertes à la baisse.
Moralité, même dans le cas du scénario le plus optimiste, la dégradation du pouvoir d’achat durant cette période de hausse des prix ne va pas s’effacer, et les inégalités qui ont été creusées ne vont se résorber par elles-mêmes. De même pour les entreprises qui ont fait faillite ou celles qui ont vu leur capacité de production se détruire, le retour à la normale au niveau de la dynamique des prix ne se traduit pas par leur résurrection ou la reconstitution de leurs capacités de production. D’où l’urgence de l’intervention publique.
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L’accord social signé le 30 avril dernier entre le gouvernement, les syndicats et la CGEM, prévoit une revalorisation du Smig de 10% sur deux ans. Face à l’inflation, cette mesure est-elle suffisante?La hausse des salaires en général est une décision qui va dans le bon sens par rapport à tout ce qui a été dit avant. La hausse du Smig en particulier est à mon avis un geste politique intelligent pour amadouer les syndicats des travailleurs, sans aller à l’encontre des attentes de la CGEM, et installer les conditions d’un climat de confiance.
Mais l’effet réel de cette augmentation du Smig sur le pouvoir d’achat, la consommation et la croissance serait quasi-nul. Deux principales raisons qui expliquent cela. D’un côté, le poids important du travail informel, la transgression du code du travail par une catégorie d’employeurs et le développement de la sous-traitance font que seulement une partie minime de travailleurs qui sera concernée directement par cette hausse du salaire minimum. Les données recueillies par la CNSS et les enquêtes du HCP sont là pour nous rappeler à chaque publication la situation calamiteuse du marché du travail. D’un autre côté, la hausse du Smig au Maroc ne se propage pas à d’autres tranches de salaires pour que son effet devient sensible à l’échelle macroéconomique. L’expérience a montré que plus le salaire minimum augmente plus l’écart qui le sépare du salaire médian se rétrécit.
Et quand bien même la hausse du salaire minimum aurait un quelconque effet d’entraînement sur l’économie, ses augmentations passées et celle récente qui récompensaient à peine les gains de productivité réalisés, ne peuvent en aucun cas redresser la barre du partage déséquilibré de la valeur ajoutée et de ses effets néfastes sur les inégalités.
Faut-il aussi penser à indexer les pensions des retraités?C’est une équation à deux paramètres. Si on ne veut pas des retraités seniors pauvres, il faut au moins indexer les pensions sur l’inflation pour maintenir stable leur niveau de vie. Sauf qu’il faut bien financer cela sans compromettre l’équilibre financier des caisses de retraite.
Nous avons un système de retraites par répartition où les cotisations des actifs servent à financer les pensions des retraités. L’une des manières alors pour financer la revalorisation des pensions passe par la hausse des salaires et donc des cotisations sociales. Une autre manière est celle défendue en substance dans le rapport Rahhou du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur l’industrie 4.0 ou dans le livre blanc de la CGEM et qui consiste à financer les charges sociales par les impôts. Les deux démarches sont le fruit de deux lectures divergentes de notre économie et de son développement.
Personnellement, je crois que la deuxième manière qui puise dans le référentiel idéologique libéral ne tient guère à l’épreuve des crises successives et des promesses non tenues du développement.
Quel rôle peut jouer la banque centrale pour endiguer l’inflation? Faut-il augmenter les taux d’intérêt?Je pense que les observateurs au Maroc font une erreur d’emprunter les mêmes termes de débat que ceux observés en Europe et aux Etats-Unis et de chercher à importer l’éternelle querelle entre les colombes favorables à une politique monétaire expansionniste et leurs adversaires, les faucons. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien qu’on ne reconnaît aucune espèce de ces oiseaux parmi ceux qui siègent au conseil de la Banque centrale!
Au Maroc, la question de l'augmentation du taux directeur n’est pas liée directement à l’inflation et donc l’arbitrage à court terme entre la stabilité des prix et la croissance ne se pose pas de la même manière qu’ailleurs. La décision d’augmenter ce taux va dépendre en grande partie des mouvements sortants et entrants des capitaux financiers et de son effet sur la valeur externe du dirham. C’est en maintenant plus ou moins stable la valeur externe du dirham (à l’intérieur d’un corridor bien délimité) que la Banque centrale cherche à contenir l’inflation importée et en corollaire celle domestique.
Dans le contexte actuel où les taux directeurs ont tendance à augmenter au sein des pays dont les monnaies servent d’ancrage pour notre monnaie domestique, la révision à la hausse du taux directeur au Maroc sera principalement tributaire du degré de sensibilité des capitaux financiers à l’évolution de l’écart entre les taux domestiques et externes. Si ces capitaux s’avèrent peu sensibles à la résorption de cet écart, et jugent suffisante la nouvelle prime de risque associée au Maroc, la politique monétaire aurait peu de chance de changer de cap.
Quand bien même la Banque centrale juge que le resserrement de l’écart des taux d’intérêt risque d’inciter les capitaux financiers à quitter le territoire au point de réduire sensiblement les réserves nationales en devises, la hausse de son taux directeur ne devrait aucunement atténuer la dynamique haussière des prix. Car celle-ci n’est pas due à une accélération de la demande qui peut être réprimée par le renchérissement du coût du crédit. En fait, toute augmentation des taux aurait plutôt des effets contre-productifs sur les prix car c’est l’investissement qui devrait en pâtir le premier. Ainsi, l’insuffisance de l’offre domestique à l’origine, d’une certaine façon, de la hausse actuelle des prix se maintient à terme et la hausse des prix risque de perdurer.
En gros, quand les prix externes s’envolent comme le cas aujourd’hui, la maîtrise du risque de change, seule, est insuffisante pour absorber leurs effets sur l’économie nationale et elle doit être accompagnée par une politique budgétaire accommodante et concertée avec les autorités monétaires.