Avec sa reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur son Sahara, le doute n’est plus de mise quant à la volonté du gouvernement de l’État d’Israël de donner consistance aux «Accords d’Abraham», en opérant une inflexion géostratégique dans ses relations avec le Royaume. Ladite inflexion prendrait d’abord la forme d’une collaboration durable en vue du renforcement des éléments contribuant à la paix dans le monde arabe et dans le conflit Israël-Palestine, et à la stabilité en Afrique de l’Ouest, avec comme suite le prolongement naturel que constitue la promotion des échanges économiques et culturels.
Sur ce dernier volet, plusieurs responsables israéliens pensent même que la situation est mûre pour la signature d’un accord de libre-échange avec le Maroc et que cela constituerait un accélérateur des relations économiques et culturelles bénéfique pour les deux parties. Est-ce vraiment le cas? Que connaît-on de l’économie d’Israël? Quels bénéfices peut tirer l’économie marocaine de cet éventuel accord? Les questionnements se justifient à la vue des surprises de taille sorties de certains accords commerciaux signés dans la précipitation. L’esprit va bien évidemment à l’accord de libre-échange avec la Turquie, qui a fini d’achever plusieurs PME industrielles au Maroc dans nombre de secteurs d’activité.
Avec presque dix millions d’habitants et un PIB qui se rapproche des 500 milliards de dollars, l’économie d’Israël est à mettre dans la case «économies développées». Non pas uniquement par le volume de son PIB, ni par son revenu par habitant (presque 50.000 dollars américains), mais surtout du fait que c’est une économie de flux (elle ne se base pas sur les richesses naturelles). Utilisant à plein la matière grise, son principal secteur exportateur est constitué de la haute technologie (15.3% du PIB et 10.4% de la main-d’œuvre), suivi des équipements électroniques à usage civil et militaire, de l’industrie de l’armement (8% du PIB), des dispositifs médicaux, de l’industrie pharmaceutique et biotechnologique, de la plasturgie, des équipements de transport, des engrais, des produits phytosanitaires, des semences et des produits alimentaires destinés à la diaspora…
Dans l’autre sens, Israël importe des machines électriques, des biens intermédiaires, des véhicules, des minéraux, des produits textiles, des fruits et légumes, du blé et des aliments pour bétail… Sa balance des paiements est excédentaire, et ses principaux clients sont l’Europe et les États-Unis. Les réserves de change sont de 190 milliards de dollars américains, employées non pas en achats de bons du Trésor américains, mais en actions de sociétés de haute technologie américaines. Le budget national est pratiquement à l’équilibre, l’endettement est de 70% du PIB et l’inflation tourne autour des 5%. C’est une économie pratiquement de plein emploi, avec un taux de chômage de 4%, avec un seul bémol: le niveau d’activité est de 61%, une partie de la population (orthodoxe) préférant se consacrer à plein temps à la pratique et à l’étude de la religion. Le taux de croissance économique a été de 6.5% en 2022. Toujours en 2022, les investissements directs étrangers (IDE) ont avoisiné les 23 milliards de dollars américains. Le niveau de vie est très élevé, Tel-Aviv étant 1,5 fois plus «cher» que Paris. Enfin, sur le classement «Doing Business», Israël se place au 35ème rang mondial.
Avec une économie pareille, on l’aura compris, le risque d’une menace sur notre système productif est très réduit. L’économie israélienne s’est mise en situation d’offrir des services et produits à haute valeur ajoutée à l’ensemble de ses partenaires. En clair, ce qui sera importé d’Israël constituera un plus pour notre économie.
À notre tour, que peut-on vendre aux Israéliens? Certainement des produits électriques, des véhicules, des composants aéronautique, des produits agricoles, du textile et de l’artisanat… Avec une condition préalable: solutionner le problème de la logistique entre les deux pays qui se pose déjà.
Cela va-t-il suffire pour combler un éventuel déficit dans les échanges de biens et de services avec ce pays? Même en y ajoutant le tourisme de ressortissants israéliens et ses transferts, cela semble difficile.
À notre sens, la solution d’avenir pour les relations économiques maroco-israéliennes consisterait à s’éloigner d’emblée d’une logique d’échanges pure, forcément pénalisante pour notre économie, vu que notre offre exportable demeure peu diversifiée et ne peut combler qu’une partie infime des besoins de l’économie israélienne, pour se placer dans une logique, plus ambitieuse pour les deux parties, de complémentarité et d’investissement.
Nous n’allons pas, ici, lister toutes les opportunités de travail en commun. Toutefois, rappelons quelques points saillants. L’agriculture marocaine, malgré des avancées notables, a encore du potentiel à faire fructifier. Ce sont 8 millions d’hectares de terres arables. En Israël, la superficie arable est de 0.38 million d’hectares. Notre industrie entame un vaste programme de diversification, où des secteurs sont appelés à voir le jour et d’autres à se développer. N’y a-t-il pas là matière à collaboration entre nos deux secteurs privés? Dans les services, les opportunités sont multiples au-delà de l’activité touristique. L’économie israélienne souffre d’une pénurie de main-d’œuvre dans le secteur des hautes technologies. Sans envisager des transferts physiques de personnes, notre secteur de l’offshoring peut mettre à disposition un nombre important de programmeurs et de codeurs. Le secteur des hautes technologies israélien peut aussi contribuer à numériser rapidement notre économie et nos services sociaux.
Il y a du potentiel de développement à l’intérieur du Maroc, mais aussi à l’extérieur, donc. Avec ses plus de 60 accords de libre-échange, le Maroc dispose d’un vaste réseau, construit non sans effort, de pays clients et partenaires disséminés sur au moins 4 continents. Ses ambitions à jouer le rôle de hub sont ainsi justifiées.
L’économie marocaine a la capacité à mobiliser des fonds conséquents, publics et privés, nationaux et étrangers, qui seraient réceptifs à tout nouvel investissement doté d’une valeur ajoutée technologique.
On l’aura compris, le Maroc, en vue de concrétiser ses aspirations au développement, privilégie les partenaires capables d’apporter une véritable valeur ajoutée, et ne souhaitant pas simplement vendre. La vieille approche ricardienne (en référence à David Ricardo) des avantages comparatifs, le Royaume l’a testée à ses dépens. Cela revient tout simplement, et sans caricaturer, à réduire un accord de libre-échange à l’histoire du renard libre dans le poulailler libre.