À la lecture de la longue lettre de cadrage du projet de loi de finances (PLF) 2024, adressée aux ministres par le Chef du gouvernement, on est pris de doute sur la nature de ses destinataires et de ses objectifs. Est-ce à une équipe ministérielle, censée être au fait de l’ensemble des différents chantiers en cours, que l’on s’adresse, ou bien à un public beaucoup plus large? Le rappel circonstancié de l’ensemble des chantiers en cours avait-il sa place dans cette missive destinée d’abord à insuffler un surcroît de dynamisme à l’action future d’une équipe gouvernementale avertie? Engager la réflexion sur le Budget 2024 ne requérait-il pas surtout -après certes un bref rappel des objectifs globaux, des chantiers en cours et des difficultés rencontrées dans le passé- de porter une attention particulière à l’exploration des moyens permettant plus de cohérences dans l’action collective de l’exécutif, aux voies de dépassements à même de nous placer dans de nouveaux sentiers de croissance, de nouvelles efficacités, de nouvelles sources de financement? Bref, remettre sur le métier la problématique de l’amélioration de la gouvernance.
Le Maroc se caractérise par une économie de flux, faiblement dotée en ressources minières, sa richesse produite (PIB) ne peut être par conséquent que le fruit du travail et de la transformation. Du fait de son positionnement géographique, il se trouve très affecté par les changements climatiques qui impactent sa production céréalière, son agriculture et ses réserves hydriques. Du fait aussi de l’ouverture de son économie, il demeure sensible aux tensions inflationnistes mondiales dues aux bouleversements géostratégiques mondiaux. Cette situation, compliquée, les Marocains l’ont bien comprise et intégrée. Il s’agit maintenant d’organiser la riposte et trouver les meilleures issues de sortie, comme d’autres pays confrontés aux mêmes conditions l’ont fait avant nous.
La lettre de cadrage a rappelé les efforts passés et futurs déployés par le gouvernement pour réduire l’inflation, rétablir la croissance, promouvoir l’emploi et veiller aux équilibres commerciaux et financiers externes. Elle s’est longuement étalée sur les chantiers économiques, sociaux et culturels ouverts, sans omettre d’insister, à juste titre, sur l’apport essentiel de la vision royale à l’origine des initiatives économiques et sociales les plus significatives.
Il faut le dire, ce gouvernement a eu le mérite de mettre en place une foultitude de chantiers, d’une variété inégalée par les précédents gouvernements. Il lui reste à mettre le tout en harmonie et de tirer le meilleur de chaque chantier. Abordons le point des chantiers en cours, avant de revenir à l’harmonie et au résultat d’ensemble. Dans chaque secteur, on sent qu’il existe une volonté de réaliser des avancées substantielles. Sans toutefois enregistrer des progrès importants. Que ce soit dans les secteurs productifs (agriculture, industrie, tourisme, habitat, économie sociale, artisanat…), où les embellies ne sauraient cacher certaines faiblesses: retard de modernisation et productivité dans l’agriculture, industrie peu diversifiée et faiblement intégrée, tourisme alimenté d’abord par les Marocains du monde, habitat accusant un retard important, économie sociale et artisanat avançant à faible rythme, malgré un fort potentiel. Les secteurs sociaux ne sont pas en reste. Là où les moyens financiers sont disponibles, comme dans l’enseignement (5% du PIB), la gouvernance tarde à être au rendez-vous. Le système de santé accuse un sérieux retard en ressources humaines et en équipements. Bonne nouvelle: les politiques de protection sociale avancent sérieusement et elles seront probablement au rendez-vous. Espérons de même en ce qui concerne la lutte contre la précarité. L’investissement privé national commence à bouger, plus du côté des entreprises dirigées par la technostructure que de celui des entreprises familiales, ce qui devrait interpeller. Enfin, terminons sur une note optimiste, les recettes fiscales connaissent et connaîtront une croissance appréciable, ce qui confirme ce que nous avions écrit précédemment sur l’existence d’un potentiel de recettes inexploité.
Avec cette situation et une bonne campagne céréalière, le gouvernement prévoit de réaliser une croissance de 3,7% pour 2024. C’est un des rares chiffres, avec l’inflation et le déficit budgétaire, sur lesquels le gouvernement s’est avancé. Sinon, conjoncture changeante oblige, il a préféré éviter de s’engager pour l’heure sur ce terrain périlleux.
Le taux de croissance de 3,7% est-il satisfaisant au vu de la variété des chantiers entamés, des montants d’investissements publics et privés engagés? Un taux moyen situé entre 3 et 4% est-il le plafond de verre de la croissance économique au Maroc? Peut-on mieux faire, et comment? Questionnements légitimes, malgré une production céréalière moyenne de 50 millions de quintaux enregistrée ces dernières années.
Il y a quelques mois, un ancien ministre du Tourisme, et actuel dirigeant d’un holding privé, avait cru clore le débat en affirmant que les conditions objectives de l’économie marocaine ne permettaient guère de réaliser une croissance moyenne supérieure à 5%. Des propos nuancés dernièrement par la ministre des Finances qui, tout en reconnaissant que dans les conditions actuelles il semble difficile que l’économie marocaine puisse dépasser un taux de croissance de 4%, quel que soit le volume des investissements, et que pour atteindre les 6%, et c’est possible, il faudrait remplir des «prérequis». Cette déclaration d’une ministre des Finances, en exercice, encourage à repositionner le débat sur la croissance au Maroc, en le libérant d’un supposé plafond de verre, limite à laquelle celui qui écrit ces lignes n’a jamais cru, et en proposant d’autres pistes que les voies classiques empruntées par notre administration, véritable artisan des budgets, et suivies par les différents exécutifs. Les prérequis d’une croissance économique sont connus et le gouvernement actuel devrait nécessairement les ajouter à ses différents chantiers pour améliorer les performances du «système-pays». Citons quelques-uns : une justice qui protège l’investissement, les innovations et les idées; un système de formation et d’enseignement capable de générer des gens correctement instruits; une administration moderne capable de construire les décisions, où l’information circule en toute transparence et horizontalement, une administration débarrassée d’un fonctionnement en silos; une correcte régulation de la concurrence; l’éradication de la pauvreté et de la précarité dans la société; une politique économique et monétaire mieux adaptée à notre système productif et notre niveau de développement… La liste peut être allongée.
Les 30% du PIB en investissements n’ont pas engendré les 6% de croissance, c’est prouvé maintenant. N’est-il pas temps, comme l’a suggéré fort à propos la ministre des Finances, d’aborder sérieusement et sans tarder le chantier des «prérequis»?
Dans ce sens, il est permis de penser que la lettre de cadrage du PLF 2024, en écartant encore une fois les sujets qui fâchent, et les prérequis en font partie, a manqué d’imagination, voire serait passée à côté de l’opportunité d’un nouveau souffle politique.