L’annonce, consubstantielle à celle de la création de la filiale, a été faite en 2022 déjà. AU mois de juillet de cette année, le gouvernement adoptait un décret autorisant la création d’OCP Nutricrops, une nouvelle filiale du géant mondial des phosphates, propriété de l’État marocain, censée porter toutes les ambitions du pays en matière d’engrais et de solutions de fertilisation sur mesure. Objectif affiché: sortir définitivement le Maroc de la simple extraction de ressources pour cibler des produits industriels valorisés et prêts à l’emploi. Sauf que derrière cette noble intention, dotée d’un capital de 13,8 milliards de dollars, pour un chiffre d’affaires d’environ 30,6 milliards une fois la machine en place, comportait dès le départ un piège. Car la création d’OCP Nutricrops avait un pendant: la possibilité d’en ouvrir le capital à des investisseurs privés. Depuis, l’idée fait son chemin et le lancement effectif d’OCP Nutricrops, annoncé officiellement le 2 avril 2024 avec pour vocation de porter l’ensemble des actifs -estimés à 30 milliards de dirhams- et des activités, actuelles et futures, de production et commercialisation du périmètre «engrais» du groupe, n’a fait que renforcer cette piste.
Entre-temps, le transfert des actifs à Nutricrops a été effectué avec succès. Ces derniers comprennent trois usines d’engrais, détenues à 100% par OCP, ainsi que des participations dans deux autres usines codétenues avec Koch Ag & Energy Solutions et des investisseurs institutionnels locaux. La promesse, telle que mentionnée dans le communiqué de lancement: aider les agriculteurs à accéder aux solutions les plus efficaces et durables en matière de santé des sols et de nutrition des plantes, ainsi qu’aux dernières expertises en matière d’application «où qu’elles se trouvent dans le monde». La méthode: un système de production flexible, des nutriments adaptés aux cultures, au climat et au sol, des formations en techniques de gestion des nutriments «qui garantissent que les cultures reçoivent les bons nutriments, au bon dosage, au bon endroit et au bon moment -tout en minimisant les coûts pour l’agriculteur», ainsi que des partenariats internationaux du Groupe OCP avec des gouvernements, des chercheurs, des agronomes et des distributeurs «afin de provoquer le changement systémique nécessaire à la réalisation d’une agriculture positive pour le climat». Last but not the least: des produits décarbonés, avec l’ambition d’atteindre une totale neutralité carbone d’ici 2040.
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En revanche, ce que le communiqué ne dit pas, c’est que l’option d’ouverture du capital était alors plus que jamais à l’ordre du jour. Le 23 avril de la même année 2024, «l’ambition» a été distillée à travers le média économique (américain) Bloomberg. Nous y apprenions que «le géant public marocain des phosphates prépare des ventes d’obligations et pourrait potentiellement introduire en bourse sa division chimique», soit OCP Nutricrops. Dans les détails, OCP SA vise à lever entre 5 et 7 milliards de dollars d’ici 2027, bien qu’aucune décision finale n’a été encore prise concernant la valorisation ou le calendrier.
Pour un défenseur de cette option de privatisation, «l’introduction potentielle de Nutricrops sur les marchés ouvre la voie à une nouvelle gouvernance industrielle, plus agile et tournée vers l’innovation. Ce qui se joue avec OCP, c’est bien plus qu’un plan de financement, mais le signal d’un basculement vers une économie verte à l’échelle nationale». L’objectif affiché du groupe, qui contrôle les plus grandes réserves connues de phosphates dans le monde, représentant l’actif le plus précieux du pays, est justement de financer les 130 milliards de dirhams d’investissements au cours des trois prochaines années, principalement dans des projets liés à la transition vers la neutralité carbone et à la fin de sa dépendance à l’ammoniac importé, dont il est le premier acheteur mondial. Le Groupe OCP prévoit de produire un million de tonnes d’ammoniac vert d’ici 2028, et de passer à un volume de trois millions de tonnes à l’horizon 2032.
D’ailleurs, OCP surfe sur le lancement par le Maroc d’une feuille de route nationale sur l’hydrogène vert, dont il se veut le leader. Comme il prend appui sur la cession en vue par l’État de ses participations dans certaines entreprises publiques, une stratégie pilotée par l’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État et de suivi des performances des établissements et entreprises publics (ANGSPE). Sauf que l’option soulève une question brûlante, que peu osent poser frontalement: peut-on brader, même partiellement, un actif industriel stratégique au nom d’une hypothétique efficacité de marché?
Derrière les apparences d’une opération classique de financement par le marché se cache en réalité le transfert masqué d’un levier de souveraineté nationale vers des intérêts privés -potentiellement transnationaux. À l’heure où le Maroc affirme son ambition de jouer un rôle décisif dans la sécurité alimentaire mondiale, ce projet apparaît non seulement comme économiquement discutable, mais aussi comme politiquement risqué et socialement déstabilisant.
Conflit d’intérêts
Le premier point aveugle de cette opération réside dans le modèle économique même de Nutricrops. Son équilibre repose sur un fait fondamental: l’accès aux phosphates, matière première clé, se fait à un prix nettement inférieur à celui du marché international. Ce système est acceptable, voire logique, dans la mesure où il s’agit d’une filiale d’un groupe public. De ce point de vue, il s’apparente à une allocation stratégique de ressources nationales en faveur d’un projet de long terme piloté par l’État.
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Mais que se passera-t-il lorsque des investisseurs privés entreront dans le capital? Deux options se présentent, toutes les deux problématiques. Soit Nutricrops conserve cet avantage d’achat à prix réduit, auquel cas l’État subventionnera directement la rentabilité de fonds privés, marocains ou étrangers, aux dépens de la collectivité. Soit elle devra acheter au prix du marché, ce qui remettrait en cause sa valorisation actuelle, construite sur des P&L (profits et pertes) dopés artificiellement par ce biais, et pourrait entraîner une chute du cours post-introduction, dans ce qui ressemblerait manifestement à une tromperie structurelle pour les investisseurs.
Dans les deux cas, un conflit d’intérêts majeur éclate. «Introduire Nutricrops en bourse, c’est offrir à des intérêts privés un accès subventionné à une richesse nationale. Au risque de nourrir une illusion de compétitivité de Nutricrops qui repose entièrement sur des prix préférentiels imposés par l’OCP. Une fois en bourse, cette distorsion devient une escroquerie potentielle», résume cet analyste financier. Plus encore, c’est la légitimité même de la Bourse de Casablanca, déjà fragilisée par plusieurs précédents mal digérés (notamment dans le secteur immobilier au début des années 2010), qui pourrait en pâtir.
Une question de souveraineté
Le Maroc ambitionne de devenir un acteur central de la sécurité alimentaire du continent africain, voire au-delà, et ne s’en cache pas. Cette ambition repose précisément sur le contrôle souverain de la chaîne de valeur des phosphates, depuis l’extraction jusqu’à la transformation en fertilisants. À ce titre, Nutricrops est bien plus qu’une entreprise industrielle: c’est un outil de puissance géoéconomique. Or, introduire une part de son capital en bourse, c’est accepter d’ouvrir cette souveraineté à la spéculation, aux mouvements erratiques des marchés et à des logiques court-termistes incompatibles avec les impératifs d’une politique industrielle globale. C’est aussi risquer de voir apparaître des actionnaires activistes, voire des fonds spéculatifs, dont les intérêts ne sont pas forcément alignés avec la souveraineté nationale ou la sécurité alimentaire du continent.
Privatiser OCP Nutricrops, c’est soumettre un levier stratégique à des dynamiques de marché fondamentalement instables, souvent manipulables et dominées par des logiques d’arbitrage financier. Et cela dans un contexte international agité, où la souveraineté industrielle redevient LA priorité stratégique pour les États.
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Quant à l’argument du besoin de financement, il s’avère, selon nombre de critiques, peu convaincant. En tant que filiale d’un groupe public solvable, Nutricrops dispose d’un accès naturel au financement par la dette, un levier bien moins intrusif et moins coûteux que l’ouverture du capital. Le Maroc bénéficie d’une réputation solide sur les marchés internationaux, comme en témoignent les levées obligataires réussies du Groupe OCP. D’ailleurs, pas plus loin que février dernier, le groupe a réussi une émission obligataire additionnelle d’un montant de 300 millions de dollars, liée à son émission obligataire internationale réalisée en mai 2024, qui s’élevait à… 2 milliards de dollars. Nutricrops, en tant qu’actif stratégique adossé à ce groupe, est un émetteur de dette tout à fait crédible. «On brandit la bourse comme unique levier de financement, alors que Nutricrops dispose d’une capacité d’endettement digne d’un État souverain. Nutricrops peut lever des fonds à moindre coût sans diluer un gramme de souveraineté. Pourquoi alors chercher des actionnaires quand les bailleurs y voient déjà un quasi-emprunt d’État?», s’interroge cet expert.
Vendre ou réaffecter, telle est la question
Le vrai sujet est donc ailleurs: le problème n’est pas le manque de financement, mais l’allocation faite de celui-ci. Une partie croissante des ressources du Groupe OCP est mobilisée dans des projets à l’utilité discutable, notamment à travers les «œuvres» de la Fondation OCP. L’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P), qui en dépend, en est un parfait exemple. Ce qui fut au départ un projet ambitieux semble être devenu un gouffre financier. Les coûts somptuaires des infrastructures et les dépenses excessives de prestige renvoient à une forme de gabegie qui mine la légitimité même de la démarche. Au vu des nouvelles priorités, une réaffectation d’une partie des investissements consentis à fonds perdus au profit du cœur de métier de l’OCP coule évidemment de source.
D’autres choix de Mostafa Terrab, président-directeur général d’OCP Group, interpellent. Il suffit de scruter le siège casablancais du groupe, déserté depuis la séquence du Covid, pour questionner le bien-fondé du maintien de ses salariés en télétravail depuis 2019. Comme mode de gestion, l’hubris du top management peut conduire à des égarements.
Au-delà des enjeux économiques et géopolitiques, l’ouverture du capital de Nutricrops risque de provoquer une brèche symbolique aux conséquences incalculables. Le groupe OCP est le joyau de la richesse nationale. L’introduire en bourse par le biais de Nutricrops, c’est envoyer un signal ambigu, voire inquiétant, à l’ opinion publique.
Dans un contexte de tensions sociales persistantes, la démarche pourrait être vécue comme une dépossession. Les éventuels gains financiers à court terme réduisent le débat à des considérations techniques. Or, il s’agit là d’un choix stratégique. Veut-on un État stratège, maître de ses leviers de puissance et bâtisseur d’un avenir industriel souverain, ou plutôt un État gestionnaire, qui délègue au marché des actifs aussi sensibles que ceux liés à sa sécurité alimentaire? La réponse, dans un monde fragmenté, où la souveraineté économique devient la règle et non l’exception, semble pourtant évidente.
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