Internet reste cher et donc peu accessible; ses statistiques sont sommaires et trompeuses; ses infrastructures fixes sont monopolisées par l’opérateur historique, qui entend régner en maître; et la réglementation du secteur semble désuète.
Un indicateur en particulier en dit long sur le niveau pitoyable de connectivité et d'infrastructures digitales dans notre pays: 227 Mégabytes (MB) d’usage moyen d’internet par jour et par ligne mobile en 2020, une année de confinement marquée par un usage intense de l’internet.
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Ce volume de téléchargement a, certes, triplé comparativement à 2018 (année d’usage normal), mais laisse le Maroc à la traîne derrière des pays comme le Cameroun (398 MB), ou même la Palestine (230 MB), selon les statistiques de l’Union internationale des Télécommunications (UIT).
Facture saléeA dix dirhams le Gigabyte (soit le téléchargement d'un film Netflix), pour l'usage de l'internet mobile en prépayé (le plus courant), la connexion n'est pas accessible pour tous. C'est d'ailleurs un secret de Polichinelle, le coût des services mobiles au Maroc figure parmi les moins abordables du voisinage. Selon la dernière enquête de l’Union internationale des Télécommunications (UIT), l’usage de ces services est estimé à 2,18% du RNB du pays. Un niveau nettement plus élevé que la moyenne observée en Afrique du Nord (3ème), dans le monde Arabe (9e) ou en Afrique (4e).
Réadapté au niveau de vie au Maroc, ce baromètre de l'UIT peut renseigner sur le poids des dépenses de la connexion dans les 12 régions du Royaume. Cet exercice révèle des fractures entre les différents territoires, proportionnelles au gap entre le PIB des régions: une recharge de 5 GB absorbe 3,3% du PIB mensuel d'un habitant de Draâ-Tafilalet, soit presque cinq fois plus que pour son concitoyen de Dakhla-Oued Eddahab.
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Certes, cette disparité régionale, est due à des capacités financières différentes, selon les catégories de la population. Mais il n'est pas exclu qu'elle soit aussi liée au taux de couverture des réseaux, inéquitables d'une région à l'autre. D'ailleurs, les cartes graphiques publiées par les opérateurs de télécoms, ne fournissent pas le détail de couverture au niveau des régions, des préfectures ou des collectivités territoriales. «La règlementation n'oblige pas les sociétés de télécommunication à fournir des données étoffées, permettant d’apprécier la réalité de la couverture au niveau local», explique un connaisseur du secteur.
Indicateurs peu pertinentsCette même réglementation n’oblige pas non plus l’ANRT à communiquer publiquement sur les réalisations du très stratégique Fonds de Service Universel des Télécommunications (FSUT). Créé dans le cadre de la loi de Finances de 2005, il est alimenté par les contributions des opérateurs de télécommunications à hauteur de 2% de leurs chiffres d’affaires afin de financer la démocratisation de l’accès aux nouvelles technologies.
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Cette opacité dans l'information a été pointée, dès 2016, dans une note de la Banque Mondiale qui devait accompagner le ministère de l’Economie numérique dans un vaste projet de réformes du secteur du digital. Les auteurs de cette note estimaient que ce manque de visibilité pourrait être un obstacle à l’attractivité de ce fonds pour de potentielles contributions directes (autres que celles des opérateurs) sous formes de dons ou de subventions, par des institutions qui explorent les opportunités de coopération avec le Royaume dans le domaine du numérique.
Certes, les statistiques de l'ANRT, conformes aux standards de l’UIT, démontrent que l'usage d'internet a connu une croissance phénoménale au cours de la dernière décennie: au total, 33,9 millions de souscriptions à fin septembre 2021, soit 10 fois plus qu'en 2011. Le taux de pénétration peut même paraître alléchant: il s’établit à 93,24% de la population.
Sauf qu'un tel indicateur est basé sur la somme des connexions mobiles et fixes, alors qu'un seul utilisateur peut cumuler ces doubles services. D'ailleurs, le taux de pénétration de l'internet mobile culmine actuellement à 87,2%. Or ce ratio (le nombre total de souscriptions actives par rapport à la population) ne peut servir qu'à une première évaluation de l’usage de ce service. Il reflète plus une performance commerciale que l’usage réel de l'internet mobile, comme le révèle le faible taux d'utilisation au Maroc. Rappelez-vous, 227 MB par jour per capita en 2020, année d'usage boostée par la pandémie…
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Même le taux de pénétration de la téléphonie mobile est globalement biaisé: à septembre 2021, il culmine à 143% toutes technologies confondues (2G, 3G et 4G). Il dépasse le seuil de pertinence de l'UIT fixé à 120% pour cet indicateur qui peut inclure des personnes ayant plus d’une carte SIM, ou encore des cartes SIM encore actives, mais qui ne génèrent pas réellement de trafic. «Le fait d’annoncer un taux de pénétration au-delà du raisonnable peut rebuter de potentiels investisseurs qui vont considérer le marché comme saturé, alors que des populations n’accèdent pas à l'internet mobile», affirme notre source.
Pour preuve, près de 40% du parc mobile du Maroc n’utilise pas internet: il s'agit de pas moins de 20,3 millions de cartes SIM actives. Le coût prohibitif, le manque de couverture mais aussi le défaut d’équipement en smartphones sont les principales raisons de ce faible usage.
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Et cet état de fait n'est pas sans impacter négativement les objectifs de digitalisation des services publics ou le développement des services financiers digitaux, vu que la souscription à la téléphonie mobile, ne signifie pas automatiquement l’usage de l’internet mobile, tandis que la souscription à l’internet fixe reste très faible. Les chiffres de ce segment sont d'ailleurs révélateurs du fiasco du développement du fixe, monopolisé par Maroc Telecom.
Le fixe verrouilléTrès peu d’efforts pour le développement de la téléphonie fixe ont été menés par Itissalat Al-Maghrib, héritière du réseau des PTT en 1995. A septembre 2021, il y a encore moins d'un ménage sur quatre qui ont accès à la téléphonie fixe: 22,4%. C'est que les challengers de l'opérateur historique (Médi Telecom et Wana Corporate) n'ont pas eu accès au réseau filaire que Maroc Telecom ne semble pas prêt de lâcher.
L'obligation du dégroupage de la boucle locale fixe et du partage d'infrastructures, afin d'ouvrir ce segment à la concurrence, est restée non effective depuis 2007, date d'une première instruction de l'ANRT. «Abdeslam Ahizoune défie tous les rapports des institutions nationales et internationales décriant les pratiques anticoncurrentielles de Maroc Telecom. Il préfère payer des amendes en milliards de dirhams plutôt que d'ouvrir ce segment à la concurrence», explique un connaisseur du secteur.
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Le feuilleton judiciaire se poursuit encore: pas plus tard qu'en décembre dernier, Inwi a déposé une nouvelle plainte contre l'opérateur historique, lui réclamant 6,8 milliards de dirhams de préjudices. Maroc Telecom avait déjà écopé d'une amende record (3,3 MMDH) de la part de l'ANRT qui a assorti sa décision de plusieurs injonctions soumises à des astreintes journalières en cas de non-respect de partage des infrastructures.
Sous-développement numériqueCe verrouillage du marché a eu pour effet de garder la connexion internet fixe sous-développée. A fin septembre 2021, il y a à peine 1,92 millions de souscriptions à ce mode d’internet, soit seulement 5,7% des connexions.
Et malgré l'accélération des abonnements à l'ADSL et à la fibre optique –constatée suite à la pandémie du Covid-19 avec l’obligation du télétravail et de l’école à distance– il y a encore moins d'un ménage sur cinq qui a accès à l’ADSL (18,4%) et seuls 3,8% des foyers se permettent de se payer le service dit FFTH. La dernière évaluation de l'UIT, datée d’août 2021, classe le Maroc bon dernier en Afrique du Nord, sixième en Afrique et 14e dans le monde arabe, en termes de pénétration du fixe large bande.
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La connectivité numérique des populations est donc restée l’otage d'une faible prise en compte des intérêts du consommateur dans la gestion de la concurrence. Dès 2016, la Banque Mondiale a recommandé de revoir le cadre réglementaire afin de faciliter l’accès à de nouveaux entrants sur le marché des infrastructures du fixe et de nouveaux fournisseurs de services internet (fixe notamment), afin de booster la concurrence.
«Une évolution réglementaire semble nécessaire pour rétablir un marché concurrentiel de la téléphonie et de l’internet au service du consommateur avec l’aide potentielle du Conseil de la Concurrence qui ne devrait pas être exclu du secteur», souligne notre expert.
De plus, cette réforme du secteur des télécoms peut drainer des investissements publics ou privés, nationaux ou internationaux, pouvant se chiffrer en centaines de millions d'euros. Exemple: l’agenda de l’Union Européenne pour la Méditerranée du sud pour 2021-2027, identifie le Maroc comme pays bénéficiaire du programme «Transformation Digitale, Recherche et Innovation». Gageons que cette évolution réglementaire, tant attendue, sera sur la table des négociations.