Le projet du câble sous-marin reliant le Maroc au Royaume-Uni continue de cristalliser l’attention des médias occidentaux, nourrissant un débat intense qui s’étend jusqu’au parlement britannique. Pas une semaine ne passe sans qu’une indication supplémentaire soit donnée sur l’état d’avancement de ce mégaprojet qui, jour après jour, gagne en maturité, au point de séduire les géants mondiaux de l’énergie.
Si Xlinks, promoteur du projet, était présenté au départ comme une simple startup méconnue du microcosme énergétique, aujourd’hui, l’idée du plus long câble sous-marin électrique au monde, s’étirant sur 3.900 kilomètres, a grandi et pourrait devenir un enjeu géostratégique dans lequel se croisent les intérêts des États et des grandes firmes internationales.
Pendant ce temps, le gouvernement Akhannouch préfère jouer la politique de l’autruche quand il s’agit de rendre compte de l’évolution des pourparlers et de la nature des gains escomptés en contrepartie de l’exploitation de l’énergie verte produite aux portes du Sahara marocain. Malgré les manœuvres de blocage d’accès à l’information dans la plupart des ministères concernés, Le360 a pu réunir de nombreux éléments qui montrent qu’à ce jour, la balance penche du côté des intérêts britanniques et que l’impact économique du projet paraît largement contestable.
Qui fait quoi?
D’abord, il est important de comprendre les spécificités du modèle Xlinks. L’entreprise est une startup britannique fondée en 2019 par Simon Morrish, ancien consultant chez McKinsey et Morgan Stanley, qui a su réunir autour de lui des talents renommés, dont James Humfrey (ancien de Shell et de l’Émirati Adnoc), Dave Lewis (ancien dirigeant d’Unilever), Paddy Padmanathan (ancien président d’Acwa Power) et Ian Davis (ancien président de Rolls-Royce plc), pour ne citer que ceux-là.
Xlinks agit en tant que développeur et n’a surtout pas l’assise pour financer les différentes composantes (parcs solaire et éolien, batteries et câbles) de ce mégaprojet qui nécessite un investissement de 22 milliards de livres sterling (contre une estimation initiale de 18 milliards). D’où l’idée d’aller chercher des acteurs en mesure d’injecter des fonds propres et de lever les financements nécessaires.
Le projet Xlinks sera porté par la filiale Xlinks First, dont le tour de table est composé de groupes internationaux de renom:
- Le 2 avril 2023, le groupe britannique Octopus, spécialisé dans la distribution de l’électricité verte, a injecté 5 millions de livres sterling dans la phase de développement du projet. Sa connaissance du microcosme britannique sera d’une grande utilité, outre sa qualité de futur client en s’engageant à acheter une quantité non négligeable de l’énergie produite au Maroc.
- Le même jour, le groupe émirati TAQA, qui jouit d’une bonne réputation sur le marché de l’interconnexion électrique, a injecté quant à lui 25 millions de livres sterling. Il était sur le point de s’engager sur un câble reliant l’Australie à Singapour, avant de tourner son regard vers la liaison Maroc-Royaume-Uni.
- Le 29 novembre 2023, le géant français Total Energies a rejoint l’aventure en s’offrant une participation minoritaire dans Xlinks First, en contrepartie de 20 millions de livres sterling.
- Le 22 janvier 2024, l’entreprise publique chinoise Ningbo Orient Wires & Cables, également connue sous le nom d’Orient Cable (NBO), un des leaders mondiaux dans la fabrication de câbles sous-marins, rejoint le tour de table en misant 15 millions de livres sterling.
Xlinks First a créé à son tour une filiale au Maroc, Xlinks Morocco, une structure basée à Rabat, dirigée par Dayae Oudghiri, ancienne directrice générale adjointe de Masen, également membre du conseil d’administration de Xlinks. C’est bien Xlinks Morocco qui va détenir tous les actifs de l’énergie renouvelable (parcs éolien et solaire, batteries) qui seront installés dans la région de Guelmim-Oued Noun.
La galaxie Xlinks compte également une société sœur, du nom de XLCC, fondée par le même actionnaire, Simon Morrish, et dont le capital a vu l’entrée en janvier dernier du groupe chinois NBO. XLCC va quant à elle s’occuper de la fabrication du câble dans une usine qui sera bientôt construite en Écosse.
À en croire les promoteurs du projet, le financement ne devrait pas poser problème. Les actionnaires de Xlinks First se disent prêts à miser jusqu’à un tiers du montant total. La mobilisation des deux tiers restants est considérée comme une simple formalité (dette bancaire, agences de crédit à l’exportation). «Le montant paraît énorme, mais ce n’est pas si exceptionnel pour un projet d’infrastructure de cette taille», assure cet expert en énergies renouvelables.
Où en est le projet?
L’engouement des investisseurs pour le projet se maintient alors que les négociations s’éternisent avec les autorités britanniques autour du «Contract for Difference (CFD)» qui garantirait à Xlinks un prix de revente de l’électricité produite de 77 livres sterling et 87 livres sterling par MW/heure respectivement pour l’énergie solaire et l’énergie éolienne, et ce pour une durée de 25 ans.
Le mécanisme du CFD, également appelé «contrat d’écart compensatoire», permet à Xlinks de sécuriser son business model, notamment auprès des financiers et bailleurs de fonds. Il s’agit d’un contrat dans lequel le vendeur (Xlinks) rembourse la différence entre le prix de marché et un prix convenu à l’avance si le prix de marché excède le prix convenu, et à l’inverse l’acheteur (le gouvernement britannique) paie la différence entre le prix convenu et le prix de marché si ce dernier est inférieur.
«Le marché de l’électricité étant libre, en cas de baisse des prix, le gouvernement britannique serait prêt à prendre le risque et combler l’écart de prix, pour pouvoir garantir une quantité prédéfinie (équivalente à 8% des besoins du pays) et une qualité irréprochable», explique ce spécialiste des politiques publiques énergétiques.
Le retard pris dans la finalisation du CFD s’explique par la formule choisie par Xlinks, qui a opté pour une négociation de gré à gré au lieu de passer par le canal des appels d’offres. L’instabilité gouvernementale au Royaume-Uni a quelque peu perturbé le processus de négociation, mais les choses ont vite repris leur cours normal. Le projet a ensuite été mentionné dans la stratégie énergétique britannique à l’horizon 2030.
Lire aussi : Xlinks: que gagne le Maroc en contrepartie de l’exploitation de ses ressources d’énergie éolienne et solaire?
Signe de l’intérêt qu’il porte au projet Xlinks, le gouvernement britannique a mis en place une équipe dédiée pour examiner sa viabilité et la façon dont il pourrait contribuer à la sécurité énergétique du Royaume-Uni. Mieux encore, une délégation du ministère britannique de la Sécurité énergétique s’est rendue au Maroc en octobre 2023 et a rencontré, en toute discrétion, les responsables des différents départements ministériels concernés (Investissement, Transition énergétique, Industrie, Affaires étrangères, Équipement, etc.).
Seul l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE) a diffusé un communiqué laconique dans lequel son directeur général, Abderrahim El Hafidi, a exprimé sa disponibilité «à appuyer le projet pour son développement dans les meilleures conditions». Malgré notre insistance auprès de l’ONEE et du ministère de tutelle, c’est le blackout total. On ne saura pas davantage sur la forme et le contenu de cet appui, ni encore sur le sort du dossier déposé par Xlinks auprès du département de Leila Benali, dans le cadre de la loi 13-09 relative aux énergies renouvelables.
Du côté britannique, on apprend que le projet est en passe de boucler l’étape décisive de la due diligence, dans laquelle les différentes parties prenantes s’attèlent à évaluer tous ses aspects imaginables (sécurité, cybersécurité, financement, fournisseurs, etc.). Une fois la due diligence terminée, le gouvernement britannique et Xlinks pourront enchaîner avec l’ultime étape de négociation directe, avant la signature du CFD. Une phase qui peut durer de 12 à 18 mois.
Un accord entre Rabat et Londres en vue
Mais avant la signature du fameux CFD, un projet de cette taille doit nécessairement faire l’objet d’un accord intergouvernemental engageant les deux pays: le Maroc et le Royaume-Uni. Sauf que là, contrairement au gouvernement britannique, qui joue la carte de la transparence tout au long du processus d’instruction, les ministres marocains impliqués dans le traitement de ce dossier, et à leur tête Mohcine Jazouli, ministre délégué chargé de l’Investissement, point focal et interlocuteur unique pour Xlinks, jouent la carte de l’opacité. À plusieurs reprises nous avons tenté de le joindre, mais nos sollicitations sont restées vaines.
Résultat, nous n’avons pu en savoir plus sur les raisons qui empêchent le gouvernement Akhannouch d’attribuer au projet Xlinks le «caractère stratégique» prévu dans la nouvelle Charte de l’investissement. Sachant que le dispositif dédié aux projets stratégiques, destiné à tout projet d’investissement supérieur à 2 milliards de dirhams, prévoit des mesures d’appui spécifiques et sur mesure, au plus près des besoins des investisseurs. L’attribution du label «projet stratégique» est une étape préalable indispensable avant les discussions autour de la convention d’investissement.
L’opacité dont fait preuve le gouvernement marocain dans le traitement de ce dossier soulève bon nombre d’interrogations. D’aucuns se demandent si ce n’est la raison qui aurait poussé Xlinks à envisager d’autres options, n’excluant pas un abandon de la liaison Maroc-Royaume-Uni, pour se tourner notamment vers le marché allemand, comme cela a été révélé récemment par l’agence de presse américaine Bloomberg.
Une chose est toutefois certaine: les négociations avec le gouvernement marocain seront déterminantes et la séquence ultime de la signature du CFD devrait intervenir après la signature de l’accord intergouvernemental.
Un projet industriel plus qu’énergétique
Venons-en maintenant à la question essentielle: que gagne le Maroc avec le projet Xlinks? Car jusque-là, le Maroc apparaît seulement comme un terrain propice à une exploitation pure et simple de ressources naturelles, solaires et éoliennes. Aucune implantation industrielle ou à caractère innovant n’est citée. Pas de partage de technologie non plus. La chaîne de production des composantes qui entrent dans la fabrication du câble semble bien tenir à l’écart, jusque-là, le Maroc.
Beaucoup ne comprennent pas pourquoi le câble sous-marin sera intégralement fabriqué en Écosse et non pas en partie au Maroc. «En tant que client acheteur de l’électricité produite au Maroc, le gouvernement britannique peut exiger une intégration en sa faveur en faisant fabriquer le câble chez lui. Autrement, l’Écosse n’aurait jamais pu fabriquer le câble, car ce n’est pas compétitif», explique une source proche du dossier. Celle-ci nous confie que l’usine écossaise, devant créer environ 700 emplois, faisait dès le départ partie du deal et que sa taille ne suffira pas pour répondre aux besoins du projet. «XLCC projette de construire une deuxième usine et le Maroc pourrait bien l’accueillir si et seulement si on réussit à mobiliser suffisamment de capital local», précise la même source, laissant entendre que la balle est dans le camp du secteur privé marocain. Mais devant l’opacité qui entoure ce projet, côté marocain, on se demande quel opérateur privé peut participer à un projet sur lequel pèse ce qui s’apparente à une omerta.
Lire aussi : Projet Xlinks: comment XLCC entend poser les 3.900 km de câbles reliant le Maroc au Royaume-Uni
Pour le Maroc, le côté «carotte» du deal avec Xlinks réside dans l’écosystème qui pourrait se développer autour de la production de l’énergie renouvelable. Selon les premières projections, le chantier de la construction des deux parcs solaire et éolien devrait générer environ 10.000 emplois pendant cinq ans, auxquels s’ajoutent les 2.000 emplois projetés pour la fabrication des équipements destinés au projet. Là encore, le taux d’intégration locale ne sert pas trop les intérêts industriels du Maroc. Ce taux est quasi nul en ce qui concerne les équipements de la centrale solaire. «Les panneaux photovoltaïques (PV) chinois sont très compétitifs. Mais le Maroc pourrait se positionner dans la chaîne de valeur des PV en faisant de l’assemblage», soutient une source au ministère de l’Industrie. En revanche, sur la partie «éolien», le deal avec Xlinks prévoit une composante industrielle locale (pales, tours) dont le volume dépendra du niveau de capacité que le Maroc sera en mesure de développer dans le cadre de ce projet, mais aussi d’autres. Car on ne monte pas une usine de panneaux solaires ou de pales d’éoliennes pour servir un seul projet.
Dans ce schéma de négociation, chacun est appelé à jouer sa partition. D’un côté, Xlinks, dont l’investissement «sûr» se limitera aux installations destinées à la production et au transport de l’énergie renouvelable (parcs solaire et éolien, batteries, câble), ferait office de facilitateur en incitant ses fournisseurs et équipementiers à venir s’installer au Maroc. De son côté, le gouvernement Akhannouch sera appelé à créer les conditions favorables pour séduire les investisseurs (marocains et/ou étrangers) et les convaincre de venir accompagner l’écosystème Xlinks (guichet unique, création d’une zone industrielle dédiée aux énergies renouvelables, etc.).
Mohcine Jazouli, dont le bilan à mi-mandat laisse à désirer dans la gestion du département ministériel de la «Convergence des politiques publiques», aura donc du pain sur la planche. Tout l’enjeu réside dans sa capacité à développer des synergies entre les projets d’énergie renouvelable actuels et futurs, y compris l’offre Maroc en matière d’hydrogène vert, en vue de maximiser l’opportunité industrielle et améliorer le taux d’intégration locale.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’ont laissé entendre certains responsables, le Maroc ne sera pas en mesure de s’approvisionner en électricité auprès de Xlinks. «C’est un projet off-grid, non relié au réseau électrique marocain. Parmi les contraintes pour accéder au CFD, il y a celle exigeant que l’électricité circule dans un sens unique. C’est le propre de tous les contrats d’interconnexion au Royaume-Uni», commente cet expert énergétique pour qui Xlinks, vu du Maroc, est un projet industriel plus qu’énergétique. Au lieu de se positionner comme client acheteur de la ressource énergétique à bas coût, l’implication de l’ONEE se limiterait donc aux travaux d’aménagement de la liaison électrique reliant le site de production, situé à la commune rurale de Msied (Province de Tan Tan), au réseau national, sur une distance d’environ 150 kilomètres.
Externalités positives
Ayant déjà reçu, depuis trois ans, le feu vert de la commission régionale unifiée de l’investissement, le sort du projet Xlinks est aujourd’hui entre les mains du département de Mohcine Jazouli et son bras armé, l’AMDI. Même si on remet en cause son impact direct sur l’emploi «durable», d’aucuns invitent à apprécier à juste titre les externalités positives que va générer le projet à l’échelle de la région Guelmim-Oued Noun et au-delà. «Les flux de devises vont sans doute contribuer à l’amélioration du taux de couverture des importations et, par conséquent, relever le degré d’ouverture de l’économie et son attractivité auprès des investisseurs étrangers. Et ça n’a pas de prix», soutient une source gouvernementale. Mais est-ce une raison suffisante de revenir des années en arrière et de fournir à des opérateurs étrangers un blanc-seing pour l’exploitation de la ressource naturelle?
Le Maroc a dépassé le modèle de l’exploitation de la ressource naturelle moyennant rétribution. Si le projet Xlinks venait à voir le jour, il doit être gagnant-gagnant. Le Maroc est l’un des rares pays au monde à disposer de très importantes ressources liées aux énergies renouvelables. Ces ressources sont le vecteur de développement de demain et le meilleur héritage pour les générations futures. Dilapider du vent et du soleil sans que cela ne profite aux Marocains est à rebours de la dynamique du pays.