L’appropriation culturelle est un concept que l’on emploie de plus en plus depuis son apparition à la fin des années 2000 aux États-Unis. Certes, des fois un peu à tort et à travers, surtout depuis l’émergence des réseaux sociaux où le nombre foisonnant de polémiques fait perdre de sa valeur aux vrais combats.
À l’origine, cette expression a d’abord été employée dans le domaine artistique afin d’évoquer le «colonialisme culturel», le fait de «manger l’autre», comme le résume en une métaphore bien sentie la critique bell hooks (pseudo qu’elle écrivait sans majuscule pour montrer que ce qui compte n’est pas son identité, mais la «substance» de son œuvre), figure majeure du Black Feminism.
Les détracteurs du concept d’appropriation culturelle auront beau crier au communautarisme, quand on s’adonne à l’appropriation culturelle, il s’agit d’une lutte de pouvoir qu’on feint de ne pas voir. Les règles du jeu sont biaisées, car la partie se joue entre une équipe avantagée, privilégiée et de facto en position de force, et une équipe défavorisée, à qui l’on ne demande pas son autorisation avant d’utiliser des éléments de sa culture, pour en faire de surcroît un usage mésinformé, allant à l’encontre de la volonté du groupe qui est détenteur de cette culture.
Or, derrière ces éléments culturels que l’on reprend aujourd’hui allègrement, il y a souvent des symboles sacrés, des motifs qui témoignent d’une très longue histoire, parfois porteuse de profondes blessures. Or, l’appropriation culturelle, d’autant quand elle se pratique à des fins commerciales, accentue le processus de désacralisation et de violation d’une culture qui ne nous appartient pas.
C’est une chose devenue monnaie courante en matière de mode, le dernier exemple en date étant celui de Balenciaga. La marque de luxe française, coutumière de pratiques de ce type, a ainsi présenté sur sa boutique en ligne ce qu’elle désigne comme des «mules» pour hommes, mais qui sont en fait des babouches marocaines. À l’exception de la différence de prix faramineuse qui les oppose, 995 $ pour la version balenciagisée et quelques centaines de dirhams tout au plus pour l’originale marocaine, rien ne différencie la babouche de cette mule de luxe.
Pourquoi crier au scandale? Nous dirons à celles et ceux qui ne voient pas d’inconvénient à s’inspirer des autres, preuve qu’on les tient en considération, qu’il est révolu le temps où on considérait comme un honneur de voir notre artisanat faire les beaux jours de grandes maisons de mode, de design, de luxe occidentales sans jamais être cité pour autant. Parce qu’approuver un tel «emprunt» vendu à prix d’or, et trouver normal de négocier une paire de babouches dans la médina de Marrakech parce que c’est bien connu qu’au Maroc il faut toujours négocier sans quoi on passe pour un pigeon, c’est proprement indécent.
La notion de copyright est pourtant quelque chose que l’on comprend, un peu partout dans le monde. Alors pourquoi, dès lors qu’il s’agit de l’artisanat d’un pays de l’hémisphère sud, car ce sont ces pays qui subissent principalement ce travail de globalisation et donc de sapage de leur exception culturelle, on ne trouve plus rien à redire? Pourtant, quand Yves Saint Laurent, Armani, Oscar de la Renta, Dior, Balenciaga, Chanel et bien d’autres, reprennent les codes de notre artisanat, de nos broderies, à nos caftans, nos gandouras, nos motifs berbères, il y a un problème dès lors que nous ne sommes pas cités comme étant les détenteurs de cette culture.
Quelques jours après que la polémique Balenciaga ait éclaté, la marque a retiré de sa boutique en ligne les deux paires de mules/babouches décriées. Une petite victoire, car oui, on attribue ce retrait au bad buzz occasionné. Pourtant, le silence de la maison Balenciaga en dit long sur ce type de comportement. En faisant disparaître l’objet de la polémique sans pour autant piper mot, s’expliquer, se justifier ou pourquoi pas s’excuser, la marque verse dans un mépris indigeste. Prise la main dans le sac, elle balaie d’un revers de la main son méfait et tourne les talons, tout simplement.
Pour que de tels comportements ne se reproduisent plus, nous nous devons de protéger jalousement notre culture, pour qu’elle ne perde pas son identité, son histoire et qu’il ne subsiste pas d’elle, d’ici quelques années, seule une coquille vide dénuée de tout intérêt. Pour qu’elle ne devienne pas une simple tendance qui fait vendre le temps d’une saison avant de disparaître, puis d’être reprise par quelqu’un d’autre quelques années plus tard, au point qu’on ne se souviendra même plus que derrière ce motif, cette broderie, ce tissu, il y a une histoire.
Sans quoi, qu’est-ce qui nous permettra encore de valoriser notre artisanat alors même que nos artisans souffrent aujourd’hui d’un très gros problème de transmission. Nos anciens disparaissent, emportant avec eux des métiers qui n’intéressent plus les jeunes. La préservation de notre art et de notre culture passe non seulement par un long travail de formation, mais aussi par la préservation de nos richesses.