Algérie. Biens mal acquis (2): l’ère Zeroual ou l’âge d’or du pillage

Karim Serraj.

ChroniqueDurant la décennie 1990, une caste politico-militaire surnommée «les décideurs» s’est arrogée tous les pouvoirs, transformant la guerre civile en opportunité unique d’enrichissement personnel. Retour sur cette période de grande gabegie où l’Algérie fut pillée par ses propres généraux, et le blanchiment une règle méthodique en France et dans les paradis fiscaux. Deuxième volet: Lamine Zeroual et les quarante voleurs.

Le 30/03/2025 à 12h03

À l’ère de Lamine Zeroual (1994-1999), période marquée par une opacité totale du pouvoir, les principaux acteurs des détournements de fonds et du blanchiment sont les mêmes qui se prénomment «les décideurs» ou «pouvoir réel». Ce groupe restreint concentre entre ses mains tous les leviers politiques, sécuritaires et économiques de l’Algérie. Parmi eux, figurent notamment les généraux responsables de l’arrêt brutal du processus électoral en janvier 1992– surnommés les «janviéristes»– ainsi que ceux qui, tapis dans l’ombre du président Zeroual, continuent d’exercer un pouvoir réel. Tous participent à la liquidation politique du clan de l’ancien président Chadli Bendjedid, évincé sans ménagement, et à l’organisation méthodique d’un véritable hold-up sur la rente pétrolière algérienne, acte fondateur de leur emprise durable sur l’économie du pays. Qui sont-ils?

Dignitaires impliqués dans les enquêtes judiciaires ultérieures: généraux tout-puissants et hauts responsables

Le général Larbi Belkheir (décédé en 2010) fut directeur de cabinet à la présidence sous Lamine Zeroual, après avoir dirigé la Maison militaire à l’époque de Chadli Bendjedid. Souvent présenté comme l’un des principaux cerveaux du régime algérien, Belkheir, surnommé «l’Éminence grise», opérait au cœur des puissants réseaux politico-militaires qui contrôlaient le pays. Selon des documents confidentiels révélés par des opposants en exil, dès 1988, il commence à ouvrir massivement des comptes bancaires en Suisse (notamment au Crédit Lyonnais) et au Luxembourg, alimentés par des commissions occultes issues de marchés publics truqués et d’accords opaques avec des firmes étrangères. L’un de ces comptes reçoit dès son ouverture 1,22 million de dollars, tandis qu’un autre compte, numéroté pour garantir son anonymat, accumule rapidement plusieurs dizaines de millions de dollars. Véritable rouage discret du système, le général Belkheir assurait la couverture et la protection politique d’opérations d’enrichissement illicite et de blanchiment d’argent impliquant directement le palais présidentiel. À savoir Lamine Zeroual.

Le général Mohamed Mediène, dit «Toufik», patron omnipotent du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) dès 1990, incarne à lui seul le visage le plus obscur du pouvoir algérien durant la décennie sanglante des années 1990. Homme de l’ombre par excellence, il utilise sa position stratégique pour constituer une fortune colossale. Des ONG spécialisées dans la lutte anticorruption accusent directement Mediène d’avoir placé à Genève, sur un compte codé ouvert auprès de l’Union des Banques Privées (UBP), pas moins de 62 millions de dollars provenant essentiellement de rétrocommissions sur des achats massifs d’armes destinées à l’armée algérienne. Le contexte de guerre civile fournit alors au renseignement militaire et aux hauts gradés le prétexte idéal pour engager des dépenses opaques échappant à tout audit, alimenter de conséquentes caisses noires et consolider un système clientéliste basé sur la distribution de prébendes et de privilèges. Selon plusieurs enquêtes internationales, le groupe sud-coréen Daewoo aurait notamment versé plus de deux millions de dollars à Mediène pour décrocher des contrats publics en Algérie, des sommes aussitôt redistribuées parmi les cercles proches du régime. Protégé par une réputation d’intouchable, le général Mediène, parfois surnommé le «parrain» du régime algérien, restera en poste jusqu’en 2015, préservant intact son empire financier clandestin, grâce à l’atmosphère de terreur qu’il inspire et à l’opacité sécuritaire entretenue par ses services.

Le général Smaïn Lamari, numéro deux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) durant les années 1990, chargé du contre-espionnage, a lui aussi largement exploité sa position pour s’enrichir illicitement. Collaborateur direct du général Mediène, Lamari tissait simultanément des liens étroits avec les milieux d’affaires français, utilisant son influence politique et sécuritaire pour faciliter l’implantation de certains investisseurs étrangers en Algérie contre des compensations financières occultes. Selon des révélations publiées après sa mort, Lamari aurait détenu deux comptes secrets au Crédit Suisse, enregistrés sous numéros codés, dont l’un contenait près de 45 millions de dollars dès 2005. Ces fonds provenaient principalement de commissions perçues à l’occasion de privatisations controversées et d’investissements étrangers menés à la fin des années 1990, mais également de pots-de-vin versés lors de contrats militaires, notamment ceux conclus avec l’Afrique du Sud. Pilier discret, mais essentiel du système sécuritaire algérien, Smaïn Lamari est décédé en 2007 sans n’avoir jamais eu à rendre compte publiquement de ces pratiques.

Le général Khaled Nezzar (décédé en 2023), ancien ministre de la Défense connu pour son tempérament explosif, fut l’un des acteurs clés du Haut Comité d’État instauré après le putsch de janvier 1992. Figure emblématique autant que controversée du régime, il est également cité dans plusieurs affaires internationales de blanchiment d’argent, accusé d’avoir abusé de sa position pour détourner des fonds vers des paradis fiscaux. Récemment encore, il a été révélé qu’il détenait un compte secret au Crédit Suisse, ouvert en février 2004, peu après sa retraite officielle, et crédité dès juin 2005 de 2 millions de francs suisses. Ces fonds proviendraient principalement de commissions occultes liées à des contrats militaires, notamment des marchés d’armement et de logistique, dont les transactions financières transitaient discrètement par des circuits internationaux. Jusqu’à son décès, Khaled Nezzar n’a jamais été inquiété par la justice algérienne pour ces faits.

Le général Mohamed Betchine (décédé en 2022), conseiller spécial et confident intime du président Lamine Zeroual, ancien patron de la sécurité militaire, illustre parfaitement les collusions entre pouvoir politique et prédation financière sous le régime algérien des années 1990. Longtemps considéré comme un potentiel successeur de Zeroual, Betchine est pourtant contraint de démissionner brutalement en octobre 1998, lorsque ses protecteurs traditionnels décident finalement de l’abandonner, y compris les influents généraux «janviéristes». Ce revirement intervient à la suite d’un rapport accablant publié par l’organisation internationale Human Rights Watch, révélant publiquement son train de vie fastueux et l’existence de fortunes inexpliquées accumulées à l’étranger. Son éviction soudaine témoigne des luttes internes féroces au sommet du pouvoir algérien et de l’importance de ces scandales financiers dans les guerres de clans politico-militaires.

Le ruissellement sur les cercles inférieurs

Autour de ce premier cercle gravite toute une constellation d’officiers supérieurs et de dignitaires politiques qui profitent, eux aussi, du système opaque en transférant illicitement des fonds considérables hors d’Algérie. Parmi eux figure le général Mohamed Touati, influent conseiller à la présidence et idéologue reconnu du régime, qui aurait dissimulé 8 millions de dollars sur un compte bancaire à Monaco, caché derrière une galerie d’art utilisée comme paravent. Le général Hocine Benmaâlem, ancien chef de la 5ᵉ Région militaire devenu ensuite ministre, disposait quant à lui d’un compte au Crédit Suisse, ouvert en 2004 et crédité, en 2008, de 1 million d’euros, des fonds difficilement compatibles avec son salaire officiel, probablement liés à son passage au ministère de la Défense dans les années 1990. D’autres figures militaires importantes, comme Abdelmalek Guenaizia (général et ministre délégué à la Défense) ou encore Mohamed Lamari (chef d’état-major de l’ANP dès 1993), sont citées par plusieurs sources concordantes pour avoir possédé des comptes à l’étranger, même si les montants exacts restent inconnus.

Le monde civil n’est pas en reste: Ali Benouari, éphémère ministre du Trésor en 1992, a vu son nom apparaître dans les révélations des Panama Papers pour avoir détenu des structures offshores, laissant soupçonner une fuite de capitaux hors du pays. Enfin, la famille de l’ex-président Chadli Bendjedid participe également à cette externalisation massive de capitaux: son fils Tewfik Bendjedid contrôlait 60% de la société offshore Faygate Corp, établie au Panama, en partenariat avec un complice tunisien, révélant la mise à l’abri de fonds captés durant le règne de son père.

Ainsi, c’est toute une oligarchie politico-militaire qui, profitant du chaos, de la guerre civile et de l’opacité politique sous Zeroual, pille méthodiquement les caisses de l’État et perçoit des commissions occultes, amassant des fortunes colossales à l’étranger. Les montants individuels détournés se chiffrent en millions de dollars, et leur cumul atteint des proportions astronomiques.

En 2000, l’ancien ministre du Commerce Smaïl Goumeziane laissait entendre: «On estime qu’un milliard et demi à deux milliards de dollars fuient le pays chaque année» (in S. Goumeziane, «Économie algérienne: enjeux et perspectives», intervention au séminaire du CIPA à Paris le 27/04/2000).

Un chiffre «sérieux» estimé le 26 mars 2025 par la chaine de télévision Maghribia, qui émet depuis Londres, évoque «entre 4.000 et 6.000 hauts responsables algériens possédant des biens mal acquis à l’étranger». Certains détiennent plusieurs biens en même temps alors que le dinar n’est pas convertible et le pays exsangue.

Tel un ruissellement pervers, cette manne financière se diffuse progressivement vers des cercles inférieurs et contamine une grande partie du système économique algérien. Des réseaux parallèles s’installent durablement: trafic généralisé de devises, marché noir des produits subventionnés, contrebande florissante aux frontières. Des pans entiers de l’économie échappent alors au contrôle officiel, tandis que les autorités, totalement concentrées par la contre-guérilla terroriste et les affaires lucratives liées aux hydrocarbures, ferment les yeux sur ces dérives. Cette situation ubuesque permet aux hauts gradés de justifier des dépenses militaires sans contrôle, d’entretenir d’importantes caisses noires et de consolider un système clientéliste bâti sur la redistribution sélective des prébendes.

La chute de Lamine Zeroual: la faute aux biens mal acquis

La chute spectaculaire du général Mohamed Betchine, conseiller spécial et confident intime du président Lamine Zeroual, en octobre 1998, révèle au grand jour l’ampleur des affaires de corruption et des malversations qui rongent le sommet du pouvoir algérien. Les révélations explosives de la presse privée sur le patrimoine occulte de Betchine– biens immobiliers luxueux, mainmise sur des contrats publics lucratifs, multiples comptes bancaires à l’étranger– provoquent un séisme politique qui éclabousse directement la présidence. Acculé par le scandale, Zeroual tente d’abord de sauver son mandat en sacrifiant son fidèle collaborateur, officiellement poussé à la démission pour «raison de santé». Mais il est déjà trop tard: la corruption devenue flagrante atteint directement le chef de l’État, entraînant la chute politique de Zeroual lui-même, contraint de quitter précipitamment le pouvoir en 1999.

Le pouvoir riposte aussitôt par une répression brutale contre les journaux en question: en octobre 1998, l’État utilise les imprimeries publiques pour censurer et bloquer l’impression des titres comme El Watan, Le Matin et Le Soir d’Algérie, à l’origine des révélations embarrassantes. Cette tentative de bâillonnement déclenche une grève générale de la presse, qui proteste contre ce retour à la censure et à la répression.

À une échelle plus vaste, une part significative des revenus algériens des années 1990– aides internationales, crédits étrangers, et surtout la rente pétrolière– a ainsi été systématiquement détournée par une caste dirigeante, puis expatriée par des voies clandestines, privant l’Algérie de ressources cruciales au plus fort de la guerre civile. Aujourd’hui, il apparaît clairement que les affaires documentées ne constituent vraisemblablement que la partie émergée d’un iceberg beaucoup plus vaste. En effet, plusieurs années plus tard, les grandes enquêtes internationales comme celles d’Offshore Leaks (ICIJ) ont apporté des preuves irréfutables de l’existence de biens mal acquis datant précisément de l’ère Zeroual. Cet argent sale a suivi des circuits opaques, se retrouvant dans des banques suisses, des sociétés offshores basées au Panama, sur des comptes à Monaco ou au Luxembourg, ou encore investi dans des biens immobiliers en France et ailleurs en Europe.

Cette corruption massive se prolongera largement sous la présidence suivante d’Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci ayant déclaré peu après son élection, selon Le Monde, qu’il ne comptait pas «fouiller dans le passé», déclaration interprétée comme un blanc-seing à l’impunité pour les affairistes des années 1990 et le signe de la pérennisation du même système opaque au cours des deux décennies suivantes.

Passeport diplomatique français et circuits de blanchiment

Les circuits de blanchiment utilisés dans les années 1990 passent par la France pour se répandre sur des places financières en Europe (notamment la Suisse, Monaco, le Luxembourg, le Liechtenstein et l’Espagne). Le recours aux passeports diplomatiques et aux missions officielles a toujours facilité la sortie de capitaux. Des millions de dollars ont pu être acheminés sur des comptes numérotés… via le passeport diplomatique– et ses valises intouchables. La France a garanti au blanchiment une route discrète et sécurisée. Ces pratiques ont proliféré sous Zeroual: nombre de décideurs se sont constitués un patrimoine immobilier en France (Paris, Lyon, Marseille, Riviera, Provence) et dans le monde. L’Espagne, l’Italie, le Brésil, l’Amérique du Nord, etc., 30 pays selon l’ONG Transparency International.

Ces biens sont souvent enregistrés au nom d’épouses, d’enfants ou de sociétés civiles immobilières pour brouiller les pistes. La France offrait l’avantage de la proximité, d’un certain laxisme à l’époque dans la vigilance bancaire, et d’un environnement accueillant pour les capitaux algériens en raison des liens diplomatiques étroits. La place financière de Monaco a été utilisée de base arrière: c’est là que le général Touati plaçait ses fonds en les faisant transiter sous couvert d’achats d’art. Le Luxembourg et la Suisse ont constitué à l’ère Zeroual des destinations favorites, bénéficiant de leur secret bancaire absolu durant les années 1990. Genève en particulier est apparue comme un sanctuaire pour les fonds algériens détournés– on y retrouve Belkheir, Mediène, Smaïn, Betchine et des dizaines d’autres apparatchiks, parfois dans les mêmes banques.

De même que les îles Vierges britanniques (plusieurs sociétés liées à des affaires Sonatrach y ont été repérées) et les îles anglo-normandes. En Espagne, certaines fortunes algériennes investissaient dans l’immobilier de villégiature. Il est documenté par exemple que les proches du régime possédaient des résidences à Alicante ou Marbella. Dès les années 1990, des transferts de devises vers l’Espagne ont été signalés par les douanes, profitant de la libre circulation en Europe pour ensuite dispatcher les fonds. D’autres pays ont servi de refuge: le Royaume-Uni (et ses territoires offshore comme Jersey) ont accueilli des comptes d’investissement pour ces élites. Le Canada (notamment Montréal) a également vu affluer des capitaux algériens, souvent via l’achat de luxueux condos pour les familles de dirigeants (on a parlé plus tard de penthouses à Montréal détenus par des Algériens fortunés).

Enfin, pour les très grosses sommes, les sociétés offshores dans des paradis fiscaux– Panama, îles Vierges britanniques, Chypre, etc.– pour y loger les fonds détournés. Il apparaît, par exemple, que la Banque extérieure d’Algérie (BEA) elle-même avait ouvert des comptes offshores au Panama dans les années 1980-90, révélés bien plus tard. Ces fausses entreprises servaient d’écrans pour recycler l’argent sous couvert d’investissements ou de services fictifs. Ces réseaux de blanchiment mis en place (fiducies, trusts familiaux, cabinets d’avocats internationaux) existaient dès les années 1990, au service des mêmes clans.

Par Karim Serraj
Le 30/03/2025 à 12h03

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