L’effervescence géopolitique actuelle semble, comme souvent, occulter des échéances et des défis cruciaux pour l’avenir du Maroc et son développement. Et là, je ne parle ni de la CAN, ni de la Coupe du monde, mais de la flexibilisation du dirham. Puisqu’en 2026, le Maroc devra, selon les dires du gouverneur de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, d’aller un peu plus loin dans la réforme de son régime de change.
Présentée comme un Armageddon par certains et comme une réforme nécessaire par d’autres, la flexibilisation du dirham attise toutes les passions et tous les fantasmes, comme c’est souvent le cas des sujets trop techniques comme l’IA ou le génie génétique.
Pourtant, le sujet peut être rendu accessible au plus grand nombre, d’autant plus que cette réforme touchera tout le monde, et ce, que l’on comprenne son mécanisme ou pas. Mais de quoi est-il question? Commençons par la finalité ultime de cette réforme ou, comme on dit en darija: «Ajini men lakhar».
Le but de cette réforme est d’aboutir, à terme, à un mécanisme de flottement du dirham. Autrement dit, la valeur du dirham face à celle des autres devises (dollar US, euro, yen...) ne sera plus maintenue artificiellement stable par les autorités monétaires, mais sera déterminée par le marché, soit par l’offre et la demande de ce même dirham. La monnaie serait-elle ainsi une marchandise comme une autre? Comme une autre, pas vraiment, mais une marchandise quand même, puisqu’on peut la stocker, la vendre et l’acheter.
Pour clarifier ce mécanisme, prenons des exemples très simples. Quand un investisseur étranger investit 1 milliard de dollars au Maroc, il doit impérativement convertir ce milliard de dollars en dirhams pour pouvoir les dépenser et les utiliser au Maroc. Donc, il achète des dirhams avec des dollars, créant ainsi une demande de dirhams. De la même façon, un touriste qui vient d’Allemagne devra convertir ses euros en dirhams pour pouvoir les dépenser au Maroc, créant ainsi une demande de dirhams.
Ainsi, tous les flux entrants de devises créent une demande de dirhams, qui sera de nature à accroître la valeur du dirham, si l’offre de ce dernier reste stable.
Parlons maintenant de l’offre et citons quelques exemples. Quand une multinationale installée au Maroc veut rapatrier ses bénéfices, elle se doit d’abord de convertir ses dirhams en dollars ou en euros, créant ainsi une demande de devises étrangères et à l’opposé une offre de dirhams. Autre exemple, quand un importateur veut payer son fournisseur européen par exemple, il doit acheter des euros contre des dirhams, créant là encore une offre de dirhams.
Et comme dans tout marché, quand la demande de dirhams sera supérieure à l’offre, le dirham va s’apprécier, autrement dit, sa valeur relative va augmenter. Inversement, quand c’est l’offre qui dépassera la demande, le dirham se dépréciera et sa valeur diminuera.
Certains diront: «Qu’il s’apprécie ou qu’il se déprécie, en quoi cela me concerne-t-il?». Eh bien, cela vous concerne sur toute la ligne, et surtout, concerne plus particulièrement votre porte-monnaie.
Que se passera-t-il quand le dirham se dépréciera fortement? Dans ce cas, le coût en dirhams de toutes nos importations augmentera, contribuant ainsi à la flambée des prix en interne.
Simple exemple: une entreprise marocaine importe des bouteilles d’eau d’un pays européen au coût d’un euro la bouteille. Aujourd’hui, l’euro vaut 10 dirhams, et l’entreprise vend la bouteille à 11 dirhams, réalisant ainsi un bénéfice d’un dirham par unité.
«La fixité du taux de change du dirham face à l’euro et au dollar ne se fait pas avec une baguette magique et ne se décrète pas politiquement. Elle a un coût.»
Maintenant, le dirham s’est déprécié face à l’euro, et ce dernier vaut désormais 12 dirhams au lieu de 10. Si l’entreprise marocaine veut garder la même marge bénéficiaire, elle se devra désormais de vendre la bouteille d’eau à 13 dirhams (12+1) au lieu de 11 (10+1).
Le pouvoir d’achat des Marocains est par conséquent perdant dans le cas d’une dépréciation du dirham. Mais y a-t-il des gagnants dans l’affaire? La réponse est oui. Il s’agit de nos entreprises exportatrices. Reprenons le même exemple, mais en l’inversant.
Une entreprise marocaine exporte des bouteilles d’eau vers l’Europe au prix d’1 euro l’unité. Une fois converti en dirham, cela lui rapporte 10 dirhams par bouteille exportée. Mais si le dirham se déprécie, cette bouteille continuera à être exportée au coût d’un euro, mais elle rapportera cette fois 12 DH au lieu de 10, soit une plus-value de 2 dirhams, sans qu’aucun effort n’ait été consenti. C’est pour cette raison que de nombreux États déprécient volontairement leur monnaie, afin de stimuler leurs exportations.
Et quand le dirham s’apprécie? La logique s’inverse tout simplement. Le coût des importations diminue en dirhams au profit du pouvoir d’achat, mais le secteur de l’export subit cette appréciation et gagne moins, voire perd de l’argent dans certains cas.
Alors, pourquoi cette réforme? Pourquoi mettre son doigt dans cet ancrage et faire subir à l’économie marocaine une telle instabilité?
Mis à part les pressions du FMI et le désir de pousser plus loin la libéralisation de l’économie marocaine, il existe des raisons très factuelles à cela. Car contrairement à ce que beaucoup croient, la fixité du taux de change du dirham face à l’euro et au dollar ne se fait pas avec une baguette magique et ne se décrète pas politiquement. Cela a un coût, et risque à terme de nous mettre dans une situation très délicate.
Car si la valeur du dirham reste à peu près fixe face aux principales devises, c’est parce que Bank Al-Maghrib intervient systématiquement pour entretenir cette stabilité en achetant des dirhams contre des devises ou, inversement, en achetant des devises avec des dirhams.
Or, nos réserves de change ne sont pas inépuisables, en raison notamment du déficit chronique de notre balance commerciale, puisqu’on importe plus que ce qu’on exporte. Ces réserves oscillent souvent entre 4 et 6 mois de couvertures des importations. C’est-à-dire que si demain, on arrête d’exporter, mais qu’on continue d’importer, on aura suffisamment de devises pour payer ce qu’on importe pendant 4, 5 ou 6 mois.
Mais dans un environnement géopolitique et géo-économique de plus en plus incertain, où les cours des matières premières peuvent littéralement exploser à n’importe quel moment, on pourra aisément se retrouver avec une baisse rapide de nos réserves de change et de notre capacité à couvrir les importations, nous rapprochant dangereusement d’une situation d’insolvabilité.
Ainsi, entre la peste et le choléra, que faut-il choisir? Que l’on soit d’accord ou pas, le choix a déjà été fait. C’est celui d’une flexibilisation progressive de notre régime de change, avec comme terminus un régime de flottement.
Peut-on annuler ce choix? Théoriquement, oui. Mais que proposer comme alternative, sachant qu’un régime de taux de change fixe est non seulement intenable à long terme, mais potentiellement dangereux pour nos équilibres macro-économiques?
Peut-on l’optimiser? La réponse est oui. Mais cela réclame non seulement des réformes en profondeur de notre système économique et financier, mais aussi l’éclosion d’une vraie classe d’entrepreneurs et la fin des situations de rente qui ne font que scléroser notre économie, au lieu de lui permettre de s’épanouir et de gagner en maturité dans l’adversité de la concurrence mondiale.
Par conséquent, on ne choisit pas la peste, car nous avons déjà le choléra. Reste désormais à lui trouver un remède. Et comme on dit souvent, la politique est l’art de choisir entre le pire et le moins pire.
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