Lampedusa, symbole d’une «submersion migratoire»? Loin de là, balayent les experts du sujet, qui voient dans le récent épisode d’arrivées massives sur la petite île italienne un phénomène d’«hyper-visibilité» entretenu par les autorités et «instrumentalisé» par l’extrême droite.
Arrivées en hausse, une réalité
Entre lundi et mercredi derniers, environ 8.500 migrants sont arrivés à bord de 199 bateaux à Lampedusa, soit plus que l’ensemble de la population de cette île.
Les images, spectaculaires, ont provoqué l’ire des extrêmes droites européennes. Une «submersion migratoire», a déploré dimanche Marine Le Pen, présidente du groupe Rassemblement National à l’Assemblée nationale française, lors d’un meeting commun en Italie avec Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue, parti d’extrême droite membre de la coalition gouvernementale italienne.
L’Italie a accueilli près de 130.000 personnes depuis janvier, soit environ deux fois plus que l’an dernier, sur la même période.
8.500 vs 4 millions
Pour autant, Lampedusa, l’Italie et l’Europe sont-elles submergées? «En trois mois, l’an dernier, l’Europe a accueilli quatre millions d’Ukrainiens sans que personne ne crie à l’invasion migratoire. Là, on dit “submersion” pour quelques milliers de personnes, c’est absurde», déplore Pierre Henry, président de l’association France fraternités. Selon les données du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies, l’Italie a accueilli au 1er septembre 167.000 Ukrainiens.
La situation n’a également rien de comparable avec les 850.000 personnes arrivées en Grèce en 2015, fuyant pour la plupart la Syrie. À l’époque, c’est le «nous y arriverons» de l’ex-chancelière allemande Angela Merkel qui avait marqué la réponse européenne.
Effet loupe
«Il n’y a pas de submersion migratoire. On parle de très peu de personnes, à l’échelle des grands pays d’accueil dans le monde», estime auprès de l’AFP la géographe spécialisée dans les migrations Camille Schmoll. Pour les seuls réfugiés, la Turquie accueille 3,6 millions de personnes, l’Iran plus de trois millions.
«On se focalise sur Lampedusa parce que les images sont impressionnantes et parce qu’il y a un phénomène de “sur-concentration”, d’hyper-visibilité lié au fait que l’île est exiguë et que le centre d’accueil est débordé», dit-elle. Une situation récurrente depuis 2011, lorsque 60.000 personnes y avaient débarqué en quelques mois.
En créant «volontairement» une situation d’engorgement permanent, le gouvernement italien se donne les coudées franches pour pouvoir faire de cet accueil une crise, estime l’auteure de «Migrations en Méditerranée» et directrice d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales).
La «sur-occupation» du centre de 389 places est une «mise en scène» des autorités italiennes, abonde Pierre Henry. Lampedusa vit davantage «un problème logistique» que migratoire, observe le chercheur Matthieu Tardis, directeur de Synergies migrations. «Si ces milliers de personnes avaient débarqué en Italie continentale, ça n’aurait pas soulevé de polémique».
«Outil de propagande»
«On assiste à une instrumentalisation politique», juge encore Matthieu Tardis. «Ces épisodes maritimes sont devenus un outil de propagande» pour l’extrême droite, qui permet «d’alimenter la rhétorique de la peur», reprend la géographe Camille Schmoll. Car en termes de nombre, «on pourrait très bien les absorber dans l’Europe avec une meilleure coordination», poursuit-elle.
L’instrumentalisation, elle, est nourrie par «un argumentaire raciste qui accompagne des images spectaculaires mais qui ne disent pas la réalité des flux migratoires», juge également Pierre Henry: celles de personnes originaires d’Afrique subsaharienne, alors que les premiers pays d’origine des demandeurs en Europe sont la Syrie (138.000), l’Afghanistan (132.000), la Turquie (58.000), le Venezuela (51.000) et la Colombie (43.000), selon les statistiques européennes de 2022.
Autre effet d’optique: l’épisode exceptionnel est érigé en phénomène quotidien. Ainsi, 802 personnes avaient débarqué à Lampedusa durant les neuf premiers jours de septembre, avant les arrivées massives sur quarante-huit heures. Des chiffres qui ont largement baissé depuis.
Première ligne et répartition
Si l’Italie est géographiquement en première ligne en Méditerranée, elle est toutefois loin d’être le premier pays d’accueil effectif en Europe. Une partie des exilés fait l’objet d’une répartition vers d’autres pays, une autre poursuit son chemin clandestinement. Ainsi, sur le million de demandes d’asile enregistrées en 2022 dans les pays européens, l’Italie en a reçu 84.000, deux fois moins que la France (156.000) et très loin de l’Allemagne (244.000).