Avez-vous déjà entendu parler de l’horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock en anglais)? Si la réponse est non, sachez que vous n’avez pas raté grand-chose. Mais je vais vous en parler quand même.
Il s’agit d’une horloge conceptuelle, qui a été modélisée en 1947 par les scientifiques du Bulletin of the Atomic Scientists de l’Université de Chicago. Elle permet de mesurer de manière imagée le temps qui sépare l’humanité de l’apocalypse. Quand les tensions géopolitiques et par conséquent le risque d’une guerre nucléaire augmentent, on se rapproche davantage de minuit, et inversement, on s’en éloigne quand le risque diminue.
Devenu depuis quelques années un fourre-tout qui mêle risque de guerre nucléaire et risque climatique, ce baromètre n’amuse plus que certains journalistes, en quête de titres sensationnalistes.
Quoiqu’il en soit, toujours selon cet indicateur, nous n’avons jamais été aussi proches de l’apocalypse nucléaire. Depuis janvier 2023, suite aux tensions autour de la centrale nucléaire de Zaporijia, 90 secondes nous séparent désormais de minuit, soit la distance la plus faible depuis l’invention de cet indicateur.
Mais toujours rien. Pas de guerre totale, ni d’hiver nucléaire, ni de scène à la Mad Max. Les amateurs de The walking dead et autres séries post-apocalyptiques peuvent aller se rhabiller. Et l’escalade en Ukraine et les guerres au Proche-Orient n’y changeront rien. Car malgré l’apparente folie des élites qui dirigent ce monde, une rationalité froide et sans pitié dirige et structure leur action.
Derrière les envolées lyriques et les menaces apocalyptiques des uns et des autres, le réalisme continue de régenter les relations entre les grandes puissances.
Les États-Unis imposent des sanctions à la Russie et livrent des armes à l’Ukraine, mais en même temps, ils continuent jusqu’à ce jour à acheter de l’uranium enrichi à la Russie. L’Ukraine mène depuis presque 3 ans une guerre contre la Russie pour le compte de l’Occident, et en même temps, du pétrole russe continue de transiter par le territoire ukrainien à travers le gazoduc «Droujba», et Kiev, continue jusqu’à ce jour à se faire payer par Moscou pour les frais de transit.
Les exemples sont nombreux, et tendent tous à confirmer que la rationalité et le réalisme sont toujours aux manettes. Car la vision des grandes puissances n’est pas manichéenne comme celles des trolls et des experts de café sur les réseaux.
«L’enjeu majeur pour les grandes puissances n’est pas de régner sur un tas de ruines, mais de chercher à obtenir les meilleures positions dans la configuration de ce nouveau monde multipolaire»
Les principaux pôles de puissance mènent tous une politique multi-vectorielle, où l’ami et l’ennemi sont fondamentalement ambivalents. Un pays peut être «ennemi» sur un théâtre d’opération, et être simultanément ami sur un autre.
De même, comme l’a défini Carl Schmitt, les critères qui définissent l’ami et l’ennemi ne sont aucunement moraux ou religieux, mais politiques et géopolitiques. Sans oublier la dimension de la temporalité qui permet de développer des stratégies de manière synchronique sur différents horizons temporels allant du plus court terme au très long terme.
À titre d’exemple, pour Washington, la Russie représente à court terme un ennemi qu’il s’agit de contenir et de relativement affaiblir, mais il ne s’agit aucunement de le détruire ou de provoquer son effondrement. Car à long terme, la Russie est entrevue par les États-Unis comme un potentiel allié dans le cadre d’une future confrontation contre la Chine. Une confrontation qui n’aura bien entendu pas lieu directement, mais par procuration, en jouant sur les rivalités entre l’Inde et la Chine. À ce titre, 53% de l’armement indien est de fabrication russe, ce qui fait que la Russie possède d’importants leviers d’action sur l’Inde, et ces derniers intéressent fortement les États-Unis sur le long terme.
L’enjeu majeur pour les grandes puissances n’est pas de régner sur un tas de ruines dans un contexte d’hiver nucléaire, mais de chercher à obtenir les meilleures positions avant le futur Yalta, qui décidera de la configuration finale de ce nouveau monde multipolaire, avec chacun ses zones d’influence et ses prés carrés.
Ainsi, si vous avez déjà stocké d’importantes quantités de boîtes de conserve et de bouteilles d’eau, il est peut-être temps de les consommer, avant leur date de péremption, ou de les garder, mais pour les bonnes raisons. Quoiqu’il en soit, l’hiver arrive, mais il ne sera pas nucléaire.
De toute manière, je ne prends pas trop de risques en faisant cette lecture prospective, puisque s’il n’y a pas de guerre nucléaire, cela voudrait dire que j’ai raison. Par contre, si elle arrive quand même, eh bien, aucun de vous ne sera plus là pour me faire des reproches, ni moi pour lui répondre.
Humour noir mis à part, un peu plus de rationalité et moins d’hystérie dans nos analyses de l’actualité ne peut être que salutaire.