Pétrole et oligarchie: la face cachée de l’Algérie

Karim Serraj.

ChroniqueDe Boumediene à Tebboune, les dirigeants algériens ont détourné la manne pétrolière, transformant une promesse de prospérité en rente à disposition des caciques du régime. Le livre choc «Histoire secrète du pétrole algérien» de Hocine Malti, ancien vice-président de la Sonatrach, dévoile comment cette richesse nationale est devenue le terreau d’une corruption systémique, orchestrée par des clans militaires successifs qui se sont enrichis au détriment de la population.

Le 09/03/2025 à 12h04

Pour mesurer l’étendue de la gabegie, il faut lire le livre choc «Histoire secrète du pétrole algérien» (ed. La Découverte), publié en 2010, par l’ex-vice-président de la Sonatrach, Hocine Malti, qui a fui l’Algérie et vit caché en exil (Koweït pour certains, une capitale européenne selon d’autres). Il s’agit du plus vaste et du plus long pillage jamais perpétré dans l’histoire des dictatures modernes, encore en cours de nos jours, une confiscation qui dure toujours, orchestrée par des clans militaires successifs qui se sont fait la guerre sans retenue, alternant leur contrôle et le détournement des richesses du pays à leur profit. Ils ont transformé l’Algérie en «un pays de Cocagne», écrit le repenti, tandis que la majorité vit dans la pauvreté.

Boumediene, Bendjedid, Zeroual, Bouteflika «ont fait des hydrocarbures leur bien personnel», dénonce-t-il. Tous se sont gavés grâce à l’or noir «avec un quarteron de généraux» qui changeait à l’avènement de chaque président. Ces «successeurs corrompus règnent encore aujourd’hui sur un pays en totale déliquescence». Le système de prédation existe depuis Boumediene, depuis «le coup d’État qui a instauré un système où la rente pétrolière sert à consolider un pouvoir autoritaire». C’était le butin des généraux lors de leur confiscation de l’indépendance. Le pouvoir avait soudain découvert l’argent facile, et y avait pris goût. Boumediene «a inoculé le virus du pouvoir personnel», écrit encore l’ex-vice-président de Sonatrach. Son héritage est «une descente aux enfers et continue de peser sur l’Algérie».

Boumediene après les douze coups de minuit

Avec sa fausse aura d’ascétisme et en dépit de la légende des ridicules 6.000 dinars trouvés à sa mort sur son compte courant, Boumediene avait inauguré le bal des hypocrites. Cela avait commencé dès l’affaire Trapal, en 1962, et la création de la fameuse Sonatrach un an plus tard. Il s’agissait «du premier objectif industriel de l’Algérie indépendante» et avait été lourdement entaché de corruption. Boumediene entreprit, à cette occasion, la construction d’un nouvel oléoduc reliant Haoud El-Hamra à Arzew (801 km) et se dota de la Sonatrach pour le mener à bien. Celui-ci devait initialement être réalisé par Trapal, le consortium qui regroupait les sociétés françaises concessionnaires, dont la SN Repal. Néanmoins, Boumediene réussit à passer, à l’automne 1963, un contrat clé en main avec la société britannique Constructors John Brown pour la réalisation de l’ouvrage, dribblant Trepal qui assigna en vain l’Algérie en justice. Des «pots-de-vin exorbitants puisés dans la manne pétrolière sont allés progressivement garnir les comptes bancaires des hommes du régime».

Boumediene n’était pas en reste. Il se servait largement. Tout comme il avait profité de l’opération d’endettement auprès de banques internationales pour lancer ce premier objectif industriel de l’Algérie indépendante. Boumediene ne crachait pas sur l’argent capitaliste, sauf sur les chaires des pays non-alignés, et devant le petit écran, lorsqu’il ânonnait ses pamphlets contre l’Occident. Il négocia en effet des prêts avec les «banques britanniques qui s’empressèrent d’accorder des crédits commerciaux» à son pays, et avec les banques koweïtiennes «qui débloquèrent un prêt de 30 millions de dollars». Pour construire, exploiter et gérer ce pipeline, il créa en décembre 1963 la Sonatrach: «Nous ne nous étions pas rendu compte que certains étaient déjà en train de s’en mettre plein les poches et de tisser les mailles des réseaux qui allaient leur permettre de s’approprier le pouvoir et les richesses du pays.» Durant toutes ces opérations, Boumediene n’oublia pas de se constituer une petite fortune. Il avait laissé à son épouse un joli pactole et plusieurs résidences.

Boumediene et le scandale Chemico

En 1971, Boumediene décida de transformer le site de pétrole Hassi Messaoud, peuplé d’hommes uniquement, en une ville familiale qui accueillerait à moyen terme 42.000 âmes, qu’il appelait déjà la «Houston de l’Algérie». Pour ce faire, le contrat de construction fut signé entre la Sonatrach et l’entreprise américaine Chemico, pour un montant de 300 millions de dollars. Or, l’intermédiaire personnel de Boumediene dans cette transaction, Messaoud Zéghar, dont «l’intervention en faveur de l’offre de Chemico n’a pu qu’être avalisée à un très haut niveau», précise Hocine Malti, fut pris la main dans le sac: «l’ami de Boumediene a aidé Chemico à décrocher l’affaire, en contrepartie d’argent: deux commissions, l’une de 2 millions de dollars, l’autre de 750.000 dollars, versées à des sociétés-écrans domiciliées en Suisse. Le pot aux roses fut découvert en 1974». Que Boumediene ait été le bénéficiaire de la première grosse somme ne faisait aucun doute. L’auteur du livre en veut pour preuve la vengeance qui s’abattit sur Belaïd Abdesselam, le dénonciateur des magouilles aux Américains, qui se vit écarté la même année du gouvernement et jeté par Boumediene aux oubliettes de la révolution.

Chadli Bendjedid: la Sécurité militaire prend le contrôle de la rente du pétrole

«Sous Bendjedid, la corruption s’est généralisée, avec des détournements massifs de fonds publics par l’entourage du président»: ainsi commença l’ère du président pantouflard qui n’avait jamais aspiré à diriger un pays. «Sa famille, sa belle-famille, son entourage immédiat et d’autres cercles au-delà ont détourné une part importante de la rente pétrolière à leur profit personnel», dit l’auteur de «Histoire secrète du pétrole algérien».

Chadli Bendjedid (mort en 2012) allait aussi permettre «à la police politique, la redoutable Sécurité militaire de prendre la totalité du pouvoir sur le pétrole». Celle-ci trouva un appui en la personne roublarde de Larbi Belkheir (mort en 2010), ami intime de Chadli Bendjedid, nommé par ses soins à la tête du Haut Conseil de sécurité, puis directeur de son cabinet durant de longues années. Larbi Belkheir «va s’enrichir et enrichir les membres de son clan en détournant à son profit la rente pétrolière».

Belkheir «accumulera une immense fortune, estimée à plus d’un milliard de dollars, constituée de commissions perçues dans différentes affaires. Les plus couramment citées sont celles qui lui furent versées à l’occasion de la construction du gazoduc sous-marin entre l’Algérie et l’Italie, celles perçues sur des ventes de pétrole. La part de la fortune de Messaoud Zéghar qu’il accapara lors de l’élimination politique de celui-ci en 1983 ou encore les importations de blé par l’Algérie, dont il avait de fait le monopole, ont été pour lui d’autres sources d’enrichissement.» Pour lui et bien sûr pour Chadli Bendjedid.

Ironie de l’Histoire, c’est ce même Belkheir qui provoqua la chute du président sans vocation. En janvier 1992, lorsque le coup d’État fut acté, l’homme des affaires douteuses et de la rapine monnaya son immunité avec le noyau de généraux surnommés les janviéristes et participa activement au limogeage de Chadli Bendjedid.

Boutef et les Américains: BRC et autres magouilles

La présidence d’Abdelaziz Bouteflika vit le phénomène de corruption prendre une nouvelle ampleur. Il ne pouvait en être autrement, «s’agissant d’un pouvoir bâti dès l’origine sur l’alliance entre deux clans de ripoux». Le premier était piloté par un homme avide de pouvoir, un Bouteflika «condamné, vingt ans auparavant, par la Cour des comptes pour détournement de deniers de l’État»; le second était dirigé par une «nomenklatura militaire aux mains tachées de sang et en quête permanente des moyens d’effacer ce passé». Les deux pôles avaient cependant une ambition commune: «celle de vouloir s’accaparer la plus grande part possible de la rente pétrolière du pays, quitte pour cela à commettre les pires forfaitures».

Première action de Bouteflika: créer une nouvelle société pétrolière mixte algéro-américaine et vendre de nouvelles licences d’hydrocarbures, afin de générer une rente d’argent et de pots-de-vin durant son mandat. Ainsi, «les intérêts des services de renseignement algériens et du secteur des hydrocarbures se sont concrétisés par la création de la société mixte algéro-américaine Brown & Root Condor (BRC)». La BRC, opérationnelle dès 1994, «s’était transformée en un capharnaüm dans lequel se traitaient des projets industriels, mais aussi beaucoup d’autres affaires n’ayant rien à voir avec la vocation de l’entreprise, telles que l’acquisition de matériel militaire, le bâtiment, la revente de mobilier, de literie et autres gadgets. Corruption et compromission y fleurissaient, car les copains et les coquins qui régnaient sur ce méli-mélo s’étaient réparti les tâches: les renseignements pour les uns, la félonie pour les autres et de l’argent coulant à flots pour tous».

Le système instauré par Abdelaziz Bouteflika «s’est fondé sur le compromis permanent entre son clan et celui du DRS, ainsi que sur la nomination d’un ministre de l’Énergie (Chakib Khelil) totalement acquis aux thèses américaines». Il profita «aux généraux, aux personnalités politiques, aux hommes d’affaires véreux, aux personnes de l’entourage immédiat du président, dont les membres de sa famille». Sonatrach et KBR filaient une parfaite lune de miel. Durant la période 2001-2005, Bouteflika fut impliqué dans pas moins de 41 contrats où la corruption était de mise, pour un montant global avoisinant les 6 milliards de dollars, qui «furent attribués de gré à gré, contrairement à ce que prévoyait la réglementation en vigueur», ajoute l’auteur. Parmi ces contrats, ne relevant pas des domaines d’activité de l’entreprise, «cinq hôpitaux pour le compte de l’armée et un centre de recherches criminelles pour la gendarmerie» dont «les surfacturations pouvaient atteindre jusqu’à... 700% du coût normal de la prestation».

La voracité du clan Bouteflika s’illustra aussi lors de l’achat en 2004 par BRC, auprès de la firme américaine Raytheon, pour le compte de l’armée algérienne, de mallettes de commandement, pour un montant de 1,5 milliard de dollars. Ces mallettes bourrées d’électronique démasquèrent le jeu trouble de la CIA, lorsque les services russes alertèrent un an plus tard Alger que «ces sortes d’ordinateurs communicants ultrasophistiqués étaient reliées aux écoutes de la CIA»! Le montant total des revenus engrangés par BRC, dissoute quelques années plus tard, est estimé à 13,5 milliards de dollars.

Hocine Malti documente d’autres affaires de corruption du président Bouteflika. «Quelque 100 millions de dollars auraient ainsi été puisés par Abdelaziz Bouteflika dans les caisses de la Sonatrach afin de financer illégalement sa campagne électorale» pour un troisième mandat en 2009. Entre 2004 et 2009, au moment où les prix du pétrole grimpèrent jusqu’à atteindre des sommets de l’ordre de 150 dollars le baril, «les instructions du président sur la base d’un baril à 19 dollars» permirent «à 85% des recettes pétrolières de ne pas apparaître dans les comptes de l’État, et par conséquent n’étaient soumis à aucun contrôle». Qui dit mieux?

Le pétrole, nerf de la guerre de l’Algérie post-indépendante

Le pétrole, et le gaz, allaient grandement aider à consolider les pouvoirs qui se succéderaient. Les hydrocarbures ont été de tout temps un outil de légitimation pour les différentes factions. La rente pétrolière finança un appareil sécuritaire et clientéliste, étouffant toute velléité démocratique. En Algérie, «le pétrole s’est transformé en un pactole que se sont partagé ces responsables». Plus de soixante ans après l’indépendance, le peuple algérien dépend toujours, pour sa survie, à 98% de la vente des hydrocarbures.

Un argent sale qui servit d’abord la cause du «Système», permettant à celui-ci de s’installer durablement, avec des règles de jeu, et procura les devises nécessaires (le dinar n’étant pas convertible) à la junte. Celle-ci vit ses hommes muer en importateurs improvisés de l’ensemble des produits de consommation de l’Algérie. Une économie bâtarde de rentiers toujours d’actualité dans ce pays, où la loi de la concurrence est absente. Par ailleurs, «les milliards de dollars des hydrocarbures ont été utilisés afin d’acheter le silence des grandes puissances mondiales sur leurs dérives antidémocratiques», dit Hocine Malti. Les conséquences furent désastreuses sur la population: «Ils se sont acharnés à faire de la véritable ressource intarissable de l’Algérie, ses hommes et ses femmes, une populace malléable et corvéable à merci.»

Si les révélations de Hocine Malti s’arrêtent en l’année 2010, la rente pétrolière des pontes, elle, ne s’est pas réfrénée. Elle s’est perpétuée et continue d’alimenter les rouages du pouvoir sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune. À l’instar de ses prédécesseurs, ce dernier doit composer avec le «Système», un appareil opaque et tentaculaire qui survit aux hommes et aux époques, façonnant les décisions politiques et économiques du pays dans une logique de préservation de ses intérêts.

Par Karim Serraj
Le 09/03/2025 à 12h04

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