Le récent conflit dont il est ici question a commencé il y a 12 jours, soit le 15 avril dernier, et oppose deux forces de tailles et de poids relativement similaires: l’armée soudaine avec à sa tête le président du Conseil de transition, Abdel Fattah al-Burhan, d’un côté, et les Forces d’intervention rapide de l’autre, dirigées par Mohamed Hamdan Dogolo, surnommé «Hemeti».
Peut-on cependant parler, à ce stade, de guerre civile? Pas tout à fait. Concentré principalement autour de la capitale Khartoum et dans certaines villes de la région du Darfour, le conflit a fait jusqu’à présent environ 600 morts, combattants compris.
Staline disait, avec son cynisme légendaire, que la mort d’un homme est une tragédie et que celle d’un million est une statistique. Mais n’étant pas staliniens, pour nous, chaque mort est une tragédie. Cependant, si l’on remet ces chiffres dans leur contexte, il apparaît clairement que l’intensité des combats et les dégâts occasionnés sont loin de rivaliser avec ceux que l’on peut percevoir malheureusement dans d’autres schémas de guerre civile ou de conflit de haute intensité.
Alors s’agit-il d’un simple conflit entre deux factions rivales autour du seul enjeu du pouvoir? Ce serait trop simple et surtout pas vrai.
Certes, pour l’instant, la population est prise en otage et demeure passive et spectatrice d’un conflit qui se joue sur un champ de bataille étroit, vu l’immensité du pays, mais un pourrissement de la situation pourrait l’amener à trancher en faveur de l’un ou de l’autre camp.
Mais tout d’abord, pourquoi Khartoum et le Darfour sont pour l’instant les deux principaux épicentres de l’actuel conflit?
Pour y répondre, revenons brièvement sur les origines ethnoculturelles des deux belligérants.
Tout d’abord, Abdel Fattah al-Burhan. D’origine arabe du centre du pays, al-Burhan fait partie de cette classe ou caste militaire dirigeante qui fut inconditionnellement fidèle au pouvoir d’El Béchir, jusqu’au moment où le vent tourna, suite aux protestations de 2019, l’amenant à faire preuve de réalisme, en dirigeant un coup d’État contre son ancien mentor et en permettant la mise en place d’un pouvoir civil de transition, dénué de tout pouvoir effectif. Cependant, contrairement à El Béchir, al-Burhan désirait donner un coloriage politique, démocratique et populiste à la restauration d’un pouvoir effectif de l’armée, qu’il compte diriger, et ne pas se contenter d’un simple coup d’État structurellement fragile.
De ce point de vue, al-Burhan avait en ligne de mire les élections de 2024, promises par le Conseil de transition, dirigé depuis 2021 par lui-même.
Dans cette perspective, al-Burhan n’a pas hésité à s’appuyer sur des mouvements islamistes proches des Frères musulmans pour asseoir sa légitimité en vue des prochaines élections, et à fonder son discours politique sur le populisme islamiste, dont le credo est le renouveau du pays par l’islam.
De même, pour neutraliser son opposant Mohamed Hamdan Dogolo, le numéro 2 du pouvoir, al-Burhan comptait intégrer les Forces d’intervention rapide au sein de l’armée, afin de priver son rival de son assise militaire et, comme on le verra plus tard, «ethnique». Et c’est cet élément-là qui fut le principal leitmotiv amenant Dogolo à enclencher les hostilités.
Proche du pouvoir en Égypte et pouvant compter sur une fragile proximité avec la Russie, al-Burhan doit cependant composer avec une hostilité régionale globale, qui joue naturellement en sa défaveur. Il peut néanmoins compter sur une armée régulière jusqu’à présent fidèle, forte d’environ 140.000 hommes et possédant une force aérienne dont son adversaire est pour l’instant privé.
De l’autre côté, nous avons Mohamed Hamdan Dogolo. Numéro 2 du pouvoir, il est originaire d’une tribu arabe du Darfour, celle des «Rizeigat», et plus précisément de la branche des «Maharia». Historiquement nomades et pratiquant l’élevage de chameaux, ces derniers, bien qu’arabes également, sont vus par l’élite au pouvoir à Khartoum comme des «bouseux» et des paysans, n’ayant pas la dignité suffisante pour diriger le pays.
En effet, Dogolo, qui, contrairement à son rival, n’est pas passé par des académies militaires, est désigné par ses adversaires politiques à Khartoum comme un «éleveur de chèvres». Quant à ces milices, elles sont vues comme des sauvages sanguinaires, à qui la dignité fait défaut, contrairement à l’armée régulière.
Ainsi, contrairement au conflit du Darfour de 2006, qui avait un caractère éminemment ethnique, la rivalité actuelle entre les deux clans prend un caractère inter-ethnique, articulé autour d’une hiérarchisation clanique et de castes, contesté par Dogolo et ses soutiens.
Et le Darfour, Dogolo le connaît malheureusement très bien, puisqu’en plus d’en être originaire, il était à la tête des célèbres milices arabes des «Janjawids», elles-mêmes originaires du Darfour, qui menèrent les différentes exactions et épurations ethniques contre l’ethnie non arabe des «Fur», qui donne son nom à la région.
Ceci permet déjà d’expliquer pourquoi le conflit actuel se joue principalement à Khartoum et au Darfour. C’est en quelque sorte un bras de fer entre le centre arabe élitiste et la périphérie arabe de l’est du pays, qui pourrait à terme embrigader d’autres ethnies non arabes, celles-là mêmes qu’elle combattait il y a un peu plus d’une décennie.
Dans cette configuration, Dogolo peut compter sur plusieurs soutiens. Premièrement, sa milice composée d’environ 100.000 hommes bien entraînés et aguerris. Et surtout d’une fidélité indéfectible, en raison de la nature clanique et ethnique qui lie ses membres entre eux, et ces derniers à leur chef, Dogolo.
Toujours sur le territoire national, il peut compter sur le soutien, pour l’instant logistique, de la compagnie militaire privée russe «Wagner» qui contrôle, sécurise des mines d’or, pour la plupart illégales, et en possède même certaines à travers la compagnie russe M-Invest, contrôlée par son chef Evgueni Prigojine.
Au niveau régional, le soutien apporté par Dogolo à l’Arabie saoudite durant la guerre au Yémen pourrait lui permettre, à terme, si jamais le conflit tourne en sa faveur, de compter sur un appui au moins implicite de Riyad, qui pourrait voir dans ce basculement militaro-politique un moyen de neutraliser le risque d’une mainmise politique future des Frères musulmans sur Khartoum, mais aussi une reconfiguration régionale intéressante, dans un contexte d’émancipation graduelle de Riyad de la tutelle de Washington.
De même, mais pour d’autres raisons, un soutien éthiopien, même timide et implicite, n’est pas à exclure à terme. Car à travers son pharaonique projet de barrage de «la Renaissance», Addis Abeba s’est mis à dos autant l’Égypte que le Soudan, en raison du risque hydrique que fait peser ce projet sur les deux pays. Affaiblir le Soudan, ou du moins, permettre à un pouvoir redevable de conquérir le pays serait une option intéressante.
D’autres acteurs régionaux et internationaux sont bien entendu indirectement impliqués. Mais les origines de l’actuel conflit se trouvent bel et bien au Soudan.
Il en résulte que ce conflit pourrait effectivement, à terme, transmuter en une guerre civile, qui opposera le centre dirigé par une caste ethniquement arabe dont le pouvoir est fondé sur l’armée, à une périphérie arabe nomade et non arabe, qui pourrait être fédérée par Dogolo, faisant en sorte que l’ennemi d’hier, soit les ethnies non arabes de l’Est, pourrait à terme devenir les amis d’aujourd’hui.
Un scénario plausible serait qu’en cas d’échec dans sa tentative de prendre Khartoum, Dogolo décidera éventuellement de se replier sur sa profondeur stratégique et ethnique, à savoir le Darfour. Dans ce cas de figure, s’il arrive en effet à rassembler toutes les ethnies de la région à travers la promesse de la mise en place d’un État fédéral dans un Darfour indépendant, on pourrait très bien assister à une nouvelle fragmentation du Soudan, avec une sécession du Darfour, et une implosion du reste du pays.