Pour son centenaire qu’elle fêtera en octobre, la République turque a vu fleurir le vote nationaliste, qui porte l’opposition au président sortant Erdogan à surenchérir sur sa droite. Face à la grave crise économique et dans un contexte régional incertain (Syrie, Irak, guerre en Ukraine), «le nationalisme est consolateur, on s’y sent bien», résume l’historien français Etienne Copeaux, spécialiste du nationalisme turc, qui évoque un «consensus obligatoire», un «catéchisme» consubstantiel à la nation forgée par Mustafa Kemal Atatürk.
Avec 49,5% des voix au premier tour, contre 44,9% pour son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, Recep Tayyip Erdogan part en pole position pour le dénouement dimanche de l’élection présidentielle. Il a également reçu le soutien du troisième homme du premier tour, l’ultranationaliste Sinan Ogan, fort de ses 5,2% de suffrages.
Pour les observateurs, qui pariaient sur un désir de renouveau dans le pays, soumis à l’érosion continue des droits et des libertés, «la peur du changement et le besoin de sécurité et de stabilité l’ont emporté», estime le journaliste Can Dündar, joint dans son exil berlinois. «Plus que la paix et la liberté, ils ont choisi la sécurité».
Cette tendance -qui n’est pas propre à la Turquie remarque aussi Can Dündar- se retrouve déjà au Parlement: le 14 mai, les formations nationalistes, dont le MHP allié au président Erdogan, et le Bon Parti, membre de la coalition d’opposition, ont raflé près du quart des voix.
Pas de contradiction avec l’islamisme
«Le nationalisme, c’est comme de l’air pulsé en permanence sur la Turquie», affirme M. Copeaux qui balaie toute contradiction avec l’islamisme politique prôné par M. Erdogan dans son ascension vers le pouvoir, depuis le milieu des années 1990 et la conquête de la mairie d’Istanbul.
«La Turquie prétendument laïque est un mythe», estime-t-il en citant une antienne du MHP selon laquelle «on n’est pas Turc si on n’est pas musulman». L’historien remarque aussi que, même s’il a semblé égratigner le dogme de la laïcité, établi par Mustafa Kemal à la fondation de la République, en autorisant les femmes à porter le foulard dans la fonction publique, ou en convertissant en mosquées d’anciennes églises -dont l’ex-basilique Saint-Sophie à Istanbul- le chef de l’Etat «n’a jamais rejeté complètement la statue du Commandeur».
Menderes Çinar, professeur de sciences politiques à l’université Baskent d’Ankara, souligne la «percée régulière du nationalisme en parallèle à l’islamisme depuis les années 1990», accompagnée d’une érosion tout aussi constante des partis du centre.
Virage musclé à droite
Face à cette vague, Kemal Kiliçdaroglu, qui préside le CHP social-démocrate fondé par Mustafa Kemal, est contraint à un virage musclé sur sa droite pour résister. Depuis le 14 mai, il n’a de cesse de muscler son discours. Le poing qui martèle l’emporte sur les cœurs avec les doigts qui ponctuaient ses discours.
En témoigne ses sorties véhémentes sur les 3,4 millions de réfugiés syriens, qu’il promet de renvoyer «dans les deux ans». «Nous ne transformerons pas la Turquie en un dépôt de migrants», a-t-il martelé cette semaine à Antakya (sud), frontalière de la Syrie et dévastée par le séisme du 6 février. Kiliçdaroglu a même reçu l’onction du xénophobe Ümit Özdag qui affirme qu’en cas de victoire il deviendra son ministre de l’Intérieur, déclenchant le malaise parmi les électeurs kurdes.
Traité de « terroriste » par le camp Erdogan et accusé de collusion avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en raison du soutien de la principale formation pro-kurde, le HDP, Kiliçdaroglu se retrouve acculé. Mais si sa contre-attaque «est logique, elle risque de lui faire perdre toute crédibilité», relève M. Çinar. Le HDP a quand même décidé jeudi de lui réaffirmer son soutien, par volonté d’en finir avec «le pouvoir d’un seul homme».