La piste a été avancée dès le lancement par le roi Mohammed VI, le mercredi 14 avril dernier au Palais royal de Fès, du programme de généralisation de la protection sociale et la signature, in situ, de trois conventions-cadres relatives à la généralisation de l’assurance maladie obligatoire. Elle a été confirmée lors du dernier conseil de gouvernement, tenu le mardi 20 avril dernier à Rabat et ce, par le ministre de la Santé, Khalid Aït Taleb. La refonte du système de santé que suppose le programme royal passera inéluctablement par son ouverture tant aux compétences qu’aux capitaux étrangers.
Longtemps formulée sous forme de ballon d’essai, la thèse a toujours buté sur la résistance des praticiens marocains de la médecine et le lobby des cliniques privées. Mais face à l’urgence d’une réforme souvent amorcée, mais jamais concrétisée, ainsi qu’au manque criard en personnel médical dont souffrent les structures marocaines de santé et en investissements privés conséquents à même de servir de locomotive au développement du secteur, il n’y a décidément plus lieu de tergiverser.
Eviter le naufrageLe déficit en ressources humaines médicales au Maroc se chiffre à quelque 32.400 médecins et pas moins de 65.000 infirmiers et techniciens. Le Royaume compte environ 28.000 médecins en tout, soit 7 médecins pour 10.000 habitants, bien loin du minimum recommandé par l’Organisation mondiale de la santé, qui l'établit à 15 médecins pour 10.000 âmes. «En France, où ils sont 250.000 médecins, ils étaient des milliers, avant la pandémie du Covid-19, à battre le pavé pour dire qu’ils étaient débordés. Que dire alors de ces médecins marocains, notamment du public, qui vont voir déferler de nouvelles vagues de bénéficiaires de l’assurance maladie obligatoire. C’est le naufrage à coup sûr», ironise Ali Lotfi, président du Réseau marocain du droit à la santé et du droit à la vie.
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A cela s’ajoute bien des écarts et contradictions. On retiendra le fait que 53% des médecins, dont une écrasante majorité est formée dans le public exerce… dans le privé. «Sans compter le fait qu’alors qu’il faut tripler le nombre du personnel médical actuel pour être dans les normes de l’OMS, le nombre des médecins que forme le pays ne pourra même pas couvrir les départs à la retraite et ce, dans un futur très proche. 36% des médecins en exercice dans public, pour ne citer que cet indicateur, ont plus de 51 ans», précise le docteur Tayeb Hamdi, chercheur en politiques et systèmes de santé.
Pire encore, 10.000 médecins marocains pratiquent à l’étranger, essentiellement en France, en Allemagne et au Canada. Chaque année, ils sont d’ailleurs 800 en moyenne (sur 2.000 lauréats) à quitter le Maroc pour d’autres horizons. Du pain béni pour les pays d’accueil où le coût de formation d’un médecin est de l’ordre de 330.000 euros (3,5 millions de dirhams), comme c’est le cas en France.
Mêmes droits, mêmes obligationsLe ministre de tutelle n’y est d’ailleurs par allé avec le dos de la cuillère au cours du dernier conseil de gouvernement. «Jusqu’ici, le secteur a connu des réformes successives, mais sans impact réel sur le système. Surtout que celui-ci connaît un déficit en terme de ressources humaines et que la répartition régionale reste déséquilibrée», a-t-il déclaré. Et d’annoncer que les restrictions liées à l’exercice de la médecine par des étrangers, telles que prévues par la loi 131-13 seront levées. A noter à ce titre qu’une heureuse exception a toujours prévalu au Maroc, celle concernant les médecins sénégalais. Ceci, en vertu d’une convention datant de mars 1964 et voulant que les nationaux tant du Maroc que du Sénégal peuvent librement accéder aux emplois publics dans l’autre Etat.
Cette exception sera désormais la règle. Techniquement, les médecins étrangers seront traités sur un même pied d’égalité que leurs collègues marocains. La tutelle promet à ce titre une meilleure valorisation des ressources humaines dans les fonctions médicales. L’autre pan de cette ouverture concerne les investissements étrangers dans le domaine au Maroc, véritable levier de développement et de compétitivité de tout le secteur.
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En dehors de combler le manque quantitatif en médecins et professionnels de la Santé, la mesure entend également équilibrer les écarts enregistrés entre les régions. Pour l’heure, 39% de l’effectif des médecins du secteur public travaillent sur l’axe Rabat-Casablanca. Elle vise également à capter des compétences et des structures de haut niveau, à même d’enclencher un cercle vertueux de transfert de technologies et de connaissances.
Sur papier, le projet paraît aussi séduisant que salvateur. La pratique, c’est autre chose.
L’impératif de transparence«Il va de soi que nous avons besoin d’investissements étrangers. Mais quand on sait que la précédente réforme, celle de 2015, passée par ailleurs aux forceps et ouvrant le secteur de la santé aux investisseurs nationaux autres que des médecins, n’a pas donné grand-chose, on peut se poser des questions. A aujourd’hui, deux tiers des cliniques ouvertes le sont par des médecins», constate le docteur Tayeb Hamdi.
Après des débats houleux au nom de la marchandisation de la médecine, la montagne a donc accouché d’une souris. Si la capital marocain n’ose pas investir dans le secteur, quid de l’étranger? «Les mêmes causes risquent d’entraîner les mêmes effets. Il faut introduire des règles de transparence et de vérité des prix, loin de la pratique du noir dans la médecine. Il faut apporter des assurances de rentabilité autres que ces honteux chèques de garantie. Il faut une révision des normes de facturation, de la tarification nationale de référence, de la nomenclature nationale des actes, qui ne reflètent pas du tout le coût réel de certains soins. Ce sont là des déficiences structurelles auxquelles il faut palier si nous voulons réellement avancer», plaide le médecin.
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C’est seulement à ce prix que le Maroc pourra attirer les investissements étrangers. «Mais il faudra à tout prix que les mêmes règles soient respectées par tous. C’est une question de souveraineté pour le pays et de droit de tous à la santé», nuance Ali Lotfi.
Le gain sera alors conséquent et il ne s'agit, ni plus, ni moins, que que d’apporter une expérience et une expertise nouvelle au tissu marocain de la santé. «A aujourd’hui, 95% des cliniques au Maroc disposent de moins de 25 lits. Autant parler de boîtes d’allumettes. Nous avons besoin de grands actes d’investissement pour montrer l’exemple et je dois avouer que nous manquons de savoir-faire en la matière», précise ce patron de clinique. «Ceci, d’autant qu’il reste des terrains d’excellence encore inexplorés au Maroc, comme les trois Techs (Health-tech, Med-tech et Bio-Tech) ainsi que la E-health, et sur lesquelles les grandes structures internationales de santé peuvent aider», précise-t-il.
Les avis concernant le recours à des compétences étrangères sont également favorables. «Il nous faudra des décennies avant de pouvoir former suffisamment de médecins et d’infirmiers pour combler les besoins d’un pays où la population se fait de plus en plus nombreuse, et de plus en plus vieillissante», affirment, d’une seule voix, les personnes interrogées. En face, le Maroc ne compte que cinq facultés de médecine publiques et 3 privées. «Et encore, le plus gros des effectifs est toujours composé des lauréats de Rabat et Casablanca», indique Ali Lotfi.
Capter des compétences étrangères relève donc de l’urgence. La priorité devra cependant être accordée non pas aux grandes villes mais aux régions. «Pour cela, il faut créer un environnement, avec des conditions de travail et de salaire, à même non seulement d’attirer des médecins d’ailleurs mais aussi de maintenir les Marocains et faire revenir nos compétences de l’étranger», affirme le docteur Hamdi. Le risque, sinon, est gros: que le Maroc se transforme, pour les nouveaux arrivants, d’un pays d’accueil à un simple pays de transit… Là encore vers l’Europe.