Ce qui s’est passé il y a quelques jours à Fnideq a eu l’effet d’une bombe. Nous en parlons ici parce qu’il y a des images qui font mal. Les images ont ce pouvoir que les mots n’auront jamais: elles vous disent tout, voire plus, en une fraction de seconde. Elles n’ont pas besoin d’être traduites, ni même commentées.
Arrêtons-nous sur deux instantanés, dont chacun constitue un choc à part entière. L’image de ces centaines (3.000, d’après le porte-parole du gouvernement) de candidats au «hrig» prenant d’assaut les barbelés qui séparent Fnideq de Sebta. Et l’image des jeunes gens à moitié nus, les bras derrière la tête, portant des traces de coups sur le dos, entassés sur le sol, près d’une estafette des forces auxiliaires.
Le parquet a ouvert une enquête pour déterminer si des images manipulées ont pu se glisser dans le lot et connaître les circonstances dans lesquelles elles ont été prises et quand. Parce que d’autres images existent et certaines sont insoutenables. Les résultats de l’enquête ne doivent pas tarder, parce qu’ils sont très attendus. Tout le monde veut savoir, a besoin de savoir.
L’émotion née au Maroc et ailleurs est un paramètre important. C’est l’émotion qui forge l’opinion publique. Et c’est l’opinion publique qui dicte les politiques gouvernementales.
Fnideq nous renvoie deux images terribles. Le désespoir et la hogra. Il faut saluer ici l’initiative du CNDH (Conseil national des droits humains) qui a lancé un appel à témoins destiné aux personnes qui ont été victimes de violations. L’enquête du parquet doit aussi couvrir ce volet. À Fnideq, les jeunes et les forces de l’ordre ne se sont pas échangés des bouquets de fleurs.
«Ces jeunes vivent dans une bulle, un monde à part, à l’écart. Aussi étrange que cela puisse paraître, ils constituent une inconnue.»
Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, et rien qu’au cours des huit premiers mois de l’année, le Maroc a empêché 45.000 personnes d’émigrer illégalement vers l’Europe. Nous sommes face à un problème de société. Un phénomène.
Ces jeunes vivent dans une bulle, un monde à part, à l’écart. Aussi étrange que cela puisse paraître, ils constituent une inconnue. Les chiffres que l’on peut lire sur les taux de chômage, d’analphabétisme ou de «vide quotidien» donnent des indications, mais qui ne disent pas tout.
Certains de ces jeunes sont des multirécidivistes. Ils ont tout tenté et vont tout retenter. Sebta, Melilla, les îles Canaries… Ils n’ont pas fini d’affronter les barbelés, les pateras de la Méditerranée ou de l’Atlantique. On a même vu une jeune «tiktokeuse» filmer sa traversée (à la nage!) jusqu’à Sebta.
Le désespoir et la hogra que nous renvoient les images du week-end dernier, et qui coulent dans les veines de cette jeunesse, sont contrebalancés par une fascination pour le monde d’en face, c’est-à-dire l’Europe. Et ce monde est si proche, visible même à l’œil nu.
L’Europe commence au Maroc puisque seul un fil de barbelés les sépare. À elle seule, cette proximité exerce une attraction quasi inarrêtable. C’est d’ailleurs le seul problème qui n’aura jamais de solution.
Quant au reste…
Notez que lorsque les responsables marocains évoquent la lutte contre l’immigration clandestine, ils se contentent d’énumérer le démantèlement de réseaux de passeurs ou les tentatives d’assaut brisées ou déjouées par les différents services de police. Le problème est là. La lutte contre l’immigration clandestine ne commence pas devant les barbelés de Sebta mais ailleurs, dans les travées du parlement et les cabinets du gouvernement. C’est d’abord le boulot des politiques publiques, qui ont les moyens et le devoir d’élaborer ce qu’on pourrait appeler un «plan d’intégration à la jeunesse».
Aucune frontière n’est infranchissable quand on est armé de désespoir.