Évitons un nouveau Hirak!

Rachid Achachi.

Rachid Achachi.. LE360

ChroniqueUne nouvelle fois, le nord du Maroc devient l’épicentre de ce qui, pour l’instant, prend la forme d’un séisme communicationnel sur les réseaux sociaux, en espérant qu’il ne prenne pas à terme une forme insurrectionnelle.

Le 19/09/2024 à 11h00

Des photos de jeunes candidats marocains à l’émigration illégale assis par terre, presque nus, avec des traces de coups sur le dos, à proximité d’un fourgon des Forces auxiliaires, ont circulé massivement sur les réseaux, provoquant l’ire et l’indignation de milliers d’internautes marocains.

Si certaines photos sont clairement fausses, d’autres en revanche pourraient bel et bien être vraies. On attendra cependant les résultats de l’enquête qui vient d’être ouverte pour nous prononcer catégoriquement.

Mais, qu’elles soient vraies ou pas, ce qui compte, c’est comment les citoyens vont percevoir ces photos. Car en politique, la réalité est avant tout une affaire de perception.

Et l’on ne sait que trop bien qu’il existe toute une ingénierie sociale dont l’une des missions est d’enclencher des révolutions comme ce fut le cas en Serbie, en Géorgie, en Ukraine et dans plusieurs pays arabes, avec toutes les séquelles que ces déstabilisations ont laissées: destruction de pays, guerres civiles, instabilité politique chronique, terrorisme…

Ces stratégies de déstabilisation ont été entre autres théorisées dans les années 1970 par Gene Sharp, considéré par ses partisans comme le maître à penser moderne de la résistance non violente, puis mises en pratique à la fin des années 1990 et au début des années 2000 en Serbie, contre Slobodan Milosevic. Depuis, le mouvement serbe «Otpor» est devenu un vrai centre de formation pour des militants révolutionnaires provenant des quatre coins du monde.

Or, ces révolutions orchestrées ne partent pas de rien. Comme je le dis souvent, on ne manipule que ce qui est manipulable.

Ainsi, un certain nombre d’ingrédients doivent être nécessairement réunis. Cela englobe l’existence d’une réalité socio-économique désastreuse, d’une kleptocratie politique qui verrouille le système, de fractures ethniques, religieuses, linguistiques ou économiques et de bataillons de militants, de préférence jeunes, formés aux tactiques de déstabilisation et de renversement de régimes.

Mais l’étincelle qui enflamme ou enclenche toute cette dynamique doit nécessairement être porteuse d’une charge émotionnelle intense. L’exemple parfait est celui d’une photo ou d’une vidéo qui devient le point de départ et l’étendard d’un mouvement insurrectionnel. Bien que cette image soit fausse ou manipulée, le temps que les autorités réussissent à l’infirmer, il est souvent déjà trop tard. La vague émotionnelle s’est déjà propagée et les gens n’accorderont que peu de crédit aux dires des autorités, qu’elles accuseront de mentir et de vouloir camoufler les faits. La temporalité de l’émotion n’est pas celle de l’État.

C’est pour cela qu’il est impératif pour l’État d’agir le plus rapidement et le plus sérieusement sur au moins trois volets. Et je dis bien «agir», car les mots et les promesses ne pèsent pas lourd face à des vagues émotionnelles qui, dans un effet boule de neige, prennent de plus en plus d’ampleur.

Premièrement, un changement radical dans l’organisation politique est souvent perçu comme une victoire par les foules, et permet en cela d’absorber une partie de la colère. Souvenons-nous à ce propos que le vote par référendum de la nouvelle Constitution en 2011 a été l’un des éléments cruciaux qui ont évité au Maroc le pire. Épouser le changement plutôt que de s’y opposer.

De même, les foules ont souvent tendance, à tort ou à raison, à incarner le système qu’elles dénoncent. Il en résulte que de nouvelles élections législatives anticipées peuvent aider à accompagner d’importantes réformes institutionnelles et constitutionnelles. Cela permet de relégitimer le système politique.

Pour le gouvernement marocain, les enjeux sont pour le moins énormes, et la marge de manœuvre se rétrécit jour après jour comme une peau de chagrin. Inflation galopante, sécheresse désormais chronique, chômage de plus en plus massif, principalement chez les jeunes en milieu urbain, et un modèle de plus en plus consumériste proposé à la société marocaine créent un foyer de colère et de ressentiment qui se nourrit jour après jour de la perte d’espoir et de perspective pour de millions de jeunes Marocaines et Marocains.

Et ce n’est pas moi qui parle de «millions», mais le Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui nous a récemment appris qu’il existe au Maroc pas moins de 1,5 million de jeunes Marocains âgés de 15 à 24 ans, sans emploi, ni éducation, ni formation (NEET). De même, 4,5 millions de chômeurs, des jeunes âgés de 15 à 34 ans, sont privés d’emploi et d’enseignement, comme le rappelle le récent avis du CESE. Enfin, la strate éducative la plus profonde qui structure tout cela n’est pas plus reluisante puisque, jusqu’à aujourd’hui, en 2024, nous avons encore environ 30% d’analphabètes, ce qui nous classe avant-derniers dans le monde arabe. Seul le Yémen fait pire que nous. Quant à l’Indice de développement humain, il est triste de constater que nous y sommes classés 120èmes, juste devant le Gabon et derrière la Jamaïque et le Kirghizistan.

L’idée ici n’est pas de s’autoflageller ou dire que tout va mal. Certes, d’importants progrès ont été réalisés. Mais le patriotisme, comme je l’ai rappelé dans une précédente chronique, ce n’est pas seulement d’applaudir ce qui va bien, mais aussi de pointer du doigt ce qui va mal. Car les gens ne crient pas leur colère et leur indignation par manque de patriotisme, mais en raison d’une profonde certitude que l’on est capable de faire beaucoup mieux, infiniment mieux. Oui, nous avons le génie, la jeunesse et l’ambition de réaliser un vrai développement, qui ne soit pas qu’un simple relooking de façade. Mais pour cela, notre énergie doit être libérée en sortant tout d’abord du réflexe sécuritaire primaire, et en commençant à apprendre à faire confiance aux Marocains.

Par conséquent, éviter que des manipulations étrangères, combinées à une réalité locale catastrophique par bien des aspects, ne donnent lieu à des Hiraks, cela passe aussi par une conscience aiguë des réformes et des changements profonds qu’il faudra entamer, pour que le logiciel politique de notre pays soit en phase avec les attentes et les revendications des jeunes générations.

Ainsi, l’approche sécuritaire est nécessaire pour éviter des troubles dont le Maroc n’a aucunement besoin. De même, une stratégie pour s’opposer aux tentatives de manipulation venant de l’extérieur ou de l’intérieur est nécessaire. Mais tout cela n’est rien si l’on continue entretemps à cacher sous le tapis les causes qui rendent possibles toutes ces menaces et qui, au passage, sont d’ailleurs les mêmes que celles qui furent à l’origine du précédent Hirak du Rif de 2016.

Car la finalité de tout État n’est pas de viser la stabilité tout court. Même la Corée du Nord est politiquement stable, et pourtant, j’imagine que peu de gens seraient candidats pour y vivre. Ce que l’État doit viser, c’est avant tout l’humain et son épanouissement, seul facteur capable de créer une stabilité optimale et auto-entretenue.

Mais à force de vouloir acheter en permanence la paix sociale à travers des bricoles socio-économiques et politiques, nous risquons à terme de la perdre, pour notre plus grand malheur. Ainsi, tant qu’il est encore temps, faisant tous preuve, l’État en premier lieu, de sérieux, de maturité, d’honnêteté et de courage, et prenons à bras le corps tous les défis auxquels nous faisons face.

«Nous méritons mieux», nous a-t-on dit en 2021. Ce slogan semble aujourd’hui plus pertinent que jamais. Cependant, une chose est sûre, il reviendra probablement à un autre gouvernement de l’incarner car, comme quelqu’un a dit, «on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré».

Par Rachid Achachi
Le 19/09/2024 à 11h00