Le verdict n’a rien de surprenant. La Cour de justice de l’Union européenne a rejeté, ce vendredi 4 octobre, les pourvois du Conseil et de la Commission européenne et donc confirmé les arrêts du tribunal de l’UE annulant les accords de pêche et agricole entre le Maroc et l’Union européenne. Concernant l’accord de pêche, elle a estimé qu’ayant expiré en juillet 2023, ledit accord, conclu en 2019, a donc déjà cessé de produire ses effets.
Pour les produits agricoles, la Cour a hypocritement maintenu, pour un délai de 12 mois à compter de ce jour, les effets de l’accord, compte tenu «des conséquences négatives graves sur l’action extérieure de l’Union qu’entraînerait son annulation immédiate et pour des raisons de sécurité juridique».
Techniquement, donc, la décision n’aura aucune incidence à court terme: l’accord de pêche avait déjà expiré et l’accord concernant les produits agricoles concerne un désert peu propice à l’agriculture. Tout ça pour ça? De quoi faire dire à la diplomatie marocaine que le Maroc n’est «nullement concerné». Dans une réaction à cette décision, le ministère des Affaires étrangères précise dans un communiqué rendu public ce même vendredi que «le Maroc n’est pas partie dans cette affaire, qui concerne l’Union européenne d’une part, et le Polisario soutenu par l’Algérie d’autre part. Le Maroc n’a participé à aucune des phases de cette procédure et, par conséquent, ne se considère aucunement concerné par la décision».
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Cela étant, et pour la diplomatie marocaine, le contenu de cette décision contient des errements juridiques évidents et des erreurs de fait suspectes. «Ceci dénote au mieux d’une méconnaissance totale des réalités du dossier, sinon d’un parti pris politique flagrant», lit-on. La messe est dite. Et pour cause: la Cour s’est permise de se substituer aux organes onusiens compétents et de contredire leurs positions et approches bien établies.
Partant, le Royaume exige à ce que le Conseil, la Commission européenne et les États membres de l’UE, prennent les mesures nécessaires pour respecter leurs engagements internationaux, préserver les acquis du partenariat et apporter au Royaume la sécurité juridique à laquelle il a légitimement droit, en tant que partenaire de l’UE sur plusieurs enjeux stratégiques.
Dans une déclaration conjointe, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le Haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères/Vice-président de la Commission, Josep Borrell, ont tenté de rassurer. «L’UE réitère la grande valeur qu’elle attache à son partenariat stratégique avec le Maroc, qui est ancien, étendu et profond. Au fil des années, nous avons établi une amitié profonde et une coopération solide et multiforme, que nous avons l’intention de porter à un niveau supérieur dans les semaines et les mois à venir», lit-on.
La Commission européenne analyse actuellement les arrêts en détail. «Dans ce contexte, nous prenons note que la Cour européenne de justice préserve la validité de l’accord sur les produits agricoles pour une période supplémentaire de 12 mois. En étroite coopération avec le Maroc, l’UE a la ferme intention de préserver et de continuer à renforcer les relations étroites avec le Maroc dans tous les domaines», indiquent les deux responsables. En tout état de cause, la célérité avec laquelle ce communiqué a été rendu public montre à quel point le partenariat avec le Maroc revêt un caractère stratégique.
Quand la justice européenne découvre le droit
Dans le fond, le prétexte de la justice européenne est tout trouvé. Dans les arrêts rendus ce vendredi, la Cour juge –ou plutôt découvre– que «les accords commerciaux UE-Maroc de 2019 en matière de pêche et de produits agricoles, auxquels le peuple du Sahara occidental n’a pas consenti, ont été conclus en méconnaissance des principes de l’autodétermination et de l’effet relatif des traités». Ceci, tout en notant que des consultations ont été effectuées par la Commission européenne et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) avant l’adoption de ces décisions. Il y a toutefois un mais, et la justice européenne vient, soudain, de s’en rendre compte: «Ces consultations ne visaient pas le peuple du Sahara occidental, mais les populations qui se trouvent actuellement sur le territoire».
À lire le contenu de la décision, comme le communiqué qui s’en est suivi, on a tendance à croire que ces accords sont les premiers du genre. Or, le premier partenariat entre l’UE et le Royaume date de 1988 et il a été renouvelé et approfondi au fil des années. Ce n’est qu’en 2015 que la dimension politique s’est invitée dans les processus de renégociation.
Conclu, au même titre que tous les autres accords du même type l’ayant précédé, à la demande de la partie européenne, c’est une instance européenne, à savoir la Cour de justice de l’UE, qui a contesté le bien-fondé de l’accord de pêche. C’était le 29 septembre 2021, date à laquelle le tribunal de l’UE l’a invalidé. Un pourvoi formulé par le Conseil de l’UE permettait d’en maintenir les effets jusqu’à terme, en attendant la décision finale tombée aujourd’hui. Mais même avant, il était déjà trop tard. Preuve en est que, contrairement aux scénarios passés, l’accord de pêche n’avait fait l’objet d’aucune négociation pour une éventuelle reconduction. Et c’est le Maroc qui y a mis un frein. «Le pays n’a plus à s’engouffrer dans les innombrables litiges qui entourent cet accord, les ratifications, les annulations avant reconduction, les procédures d’appel… Le tout, dans un mélange insoluble d’intérêts économiques et de récupération politique. Et cela dure depuis huit ans, quand l’ONG britannique Western Sahara Campaign UK (WSCUK) a commencé à en dénoncer le contenu au nom de ‘la spoliation par le Maroc des ressources halieutiques’ dans les provinces du Sud», remarquait l’économiste Mohamed Jadri avant même le verdict européen.
Des accords d’un autre temps
L’accord permettait à 128 navires de 11 pays membres de l’UE de pêcher dans les eaux marocaines. L’Espagne en est le plus grand bénéficiaire, avec 93 navires. Et c’est naturellement que le voisin du nord a été le premier à réagir. Le ministre espagnol de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Alimentation, Luis Planas, a réaffirmé dès jeudi l’importance de la «stabilité» des relations du Maroc avec l’Espagne et l’Union européenne (UE), au-delà de l’arrêt de la Cour de justice de l’UE concernant les accords de commerce et de pêche euro-marocains. Dans une déclaration à la presse, en marge de sa visite à l’usine John Deere à Parla (près de Madrid), Planas a affirmé que «si quelqu’un croit qu’un arrêt de la Cour de justice peut compromettre la stabilité des relations du Maroc avec l’Espagne ou avec l’Union européenne, il se trompe». Il est vrai, et c’est à souligner, le verdict politique et non pas juridique de la Cour européenne n’interdit en rien des accords dans un cadre bilatéral entre un pays européen et le Maroc.
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De plus, l’accord de pêche entre l’UE et le Maroc allait dans un seul sens et avec le temps il était en décalage avec l’évolution du Royaume et ses ambitions régionales. En vertu de cet accord, le Maroc percevait peu de la part de l’Union européenne. Trop peu. Comptez une compensation financière, un appui au secteur marocain de la pêche et le paiement de redevances par les armateurs. Le montant total de cette «aide» pour les quatre années objet du dernier accord est de 208 millions d’euros. Une broutille! En 2021, les exportations marocaines de produits maritimes ont atteint 778 mille tonnes, évaluées à 24,2 milliards de dirhams (2,5 milliards de dollars), selon le ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime.
«Cet accord n’était valable que dans le cadre d’un package global», commente Hassan Sentissi El Idrissi, opérateur du secteur et président de la Fédération nationale des industries de transformation et de valorisation des produits de la pêche au Maroc. «Cet accord, qu’on peut résumer à une cession de matière première moyennant une compensation financière, n’est plus conforme à l’approche marocaine. Même avec l’obligation de débarquement dans les ports marocains, de transformation sur place et de présence d’experts nationaux pour contrôler les contenus des embarcations, cela reste un accord de première génération», notait une source au fait du dossier, soulignant que c’est à la demande de l’UE, et notamment d’un pays proche, que le Maroc a consenti à le renouveler.
Le Maroc n’a été intéressé par cet accord, à un moment précis, qu’en raison de la territorialité des zones qu’il couvrait: 80% des eaux du Sahara. L’unique bénéfice pour le Royaume était donc diplomatique. Mais la marocanité des eaux du Sahara s’imposant d’elle-même avec les acquis majeurs de ces dernières années, même ce gain devenait insignifiant, voire anachronique, au fil des ans. Puiser dans une ressource naturelle moyennant une redevance financière ne participe plus de l’approche actuelle du Royaume et de l’idée qu’il se fait d’un partenariat. «L’accord est même contraire à l’état d’esprit du Maroc d’aujourd’hui. Le Royaume se positionne comme un partenaire et non comme un pays qui vend de la ressource contre de l’argent», analyse Mohamed Jadri, qui constate que «l’accord a été en outre exploité politiquement, et est devenu un moyen de pression sur le Maroc».
Diversifier les partenariats
Pour lui, les enjeux liés à la sécurité alimentaire post-Covid imposent un meilleur usage des ressources dont dispose le Maroc. «Les produits de la pêche doivent être valorisés et trouveront facilement d’autres clients, marocains, européens et non européens. D’ailleurs, il y va de notre capacité à diversifier nos partenaires commerciaux et à sortir des schémas traditionnels. Le Maroc est déjà lié par des accords de pêche avec des pays comme la Russie ou le Japon. La Grande-Bretagne, l’Amérique du Nord, la Chine et l’Inde sont autant de clients potentiels pour nos produits de la pêche», détaille-t-il. Sortir de l’accord de pêche avec l’UE est, somme toute, chose aisée pour le Maroc, vu qu’il s’agit d’un droit de pêche, à maintenir, suspendre ou supprimer.
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Ceci, contrairement à l’accord agricole, qui repose sur des transactions commerciales, obéissant à une logique de produit et de marché et non de territorialité, et sur lesquels des droits de douane s’appliquent. Il n’en est pas moins objet d’une même levée de boucliers de la part de la justice européenne. À cette différence près, les produits agricoles ne seront pas interdits d’accès aux États membres, mais seront étiquetés en provenance du Sahara dans l’objectif de les soumettre à des droits de douane.
Une décision de la Cour de justice de l’UE cible particulièrement les melons et les tomates en stipulant un étiquetage qui devrait mentionner «le Sahara occidental» et non le Maroc, en tant que pays d’origine.
Pas sûr que la mesure passe, et c’est peu dire. La diplomatie marocaine est très claire. «Le Maroc réitère sa position constante de ne souscrire à aucun accord ou instrument juridique qui ne respecte pas son intégrité territoriale et son unité nationale», lit-on dans le communiqué des Affaires étrangères. Autant le dire de façon tranchée: jamais aucun produit cultivé dans les régions méridionales du Royaume ne portera une autre étiquette que celle légitime et indéfectible du Maroc.
En définitive, le verdict de la Cour européenne exprime une position politique sur la question du Sahara. Il est contredit par la Cour britannique de justice qui, le 25 mai dernier, a rejeté de façon irrévocable la requête d’un organisme qui voulait remettre en cause l’accord d’association liant le Maroc au Royaume-Uni. La justice britannique s’est basée sur le droit pour arriver à des conclusions diamétralement opposées à celles de la Cour européenne. Qui fait du droit? Qui fait de la politique? La réponse est claire comme l’eau de roche et, dans son communiqué-réaction, le ministère des Affaires étrangères ne manque pas de le rappeler: «La Haute Cour britannique avait, sur une affaire en tout point similaire, fait preuve de plus de discernement, d’impartialité et de maitrise juridique».