Al-madhloumiya. Cette expression arabe signifie plusieurs choses à fois, qui ne sont pas seulement à chercher dans les dictionnaires. Il faut aller voir ailleurs, dans la psyché individuelle et collective.
Quand on tape al-madhloumiya, le dictionnaire des traductions nous renvoie, tout sec, un mot, un seul: victimisation. Voilà une traduction cruelle, qui va trop vite au fond des choses et vous prend à la gorge sans vous laisser la possibilité de respirer. Il faut bien sûr compléter et prendre son temps pour comprendre…
Je suis né l’année de la Guerre dite des six jours, la plus grande défaite des armées arabes. 1967. Le souvenir de la Nakba était encore vivace. J’ai grandi avec l’idée que l’expression al-madhloumiya était née avec la cause palestinienne. Al-madhloumiya, c’est toute une gamme de sentiments qui vous mènent au final à la conclusion cruelle qu’est la victimisation.
Ce n’est pas la conclusion qui est importante, mais tout le processus qui vous y entraine.
Avant d’atterrir dans la case de la victimisation, vous traversez et explorez des immensités comme le sentiment d’injustice, d’arbitraire, d’adversité, de frustration, d’oppression, de solitude… Par-dessus tout, il y a cette Hogra que l’on ressent au plus profond de soi et dont on n’oublie jamais la morsure.
Nous sommes nombreux à avoir été plus ou moins mordus et formatés comme ça. On nous a mis dans la tête que nous sommes des David et que nous devions combattre des Goliath. Cela part de la Palestine, mais ça va tellement loin qu’au final, cela n’a plus rien à voir avec la Palestine. Ou presque.
Si la Palestine est devenue la mère de toutes les causes, c’est qu’elle a emprunté ce cheminement secret et complexe pour devenir la plus personnelle et la plus intime de toutes les causes. On sortait pour protester contre la cherté de la vie ou la disparition des militants de gauche, mais en chantant les slogans de la cause palestinienne. Certains portaient le keffieh. On chantait «zahrate al-madaïne» de Fayrouz. Toutes nos frustrations se concentraient sur la Palestine. Un symbole et un réceptacle. Comme des cours d’eau qui se rejoignent dans un grand fleuve ou finissent par se jeter à la mer.
La «madhloumia» ressentie pour la Palestine devenait un calque. Vu de l’extérieur, on peut parler d’une zone de confort. Mais nous n’étions pas à l’extérieur.
Je me rappelle encore du jour où la télévision marocaine avait retransmis, en direct, l’entrée puis le discours du président égyptien Sadate devant la Knesset. 1977. Moment solennel, extraordinaire. Toute la famille et bon nombre de voisins étaient rassemblés face à ces images aux couleurs livides, presque en noir et blanc. Silence religieux, chacun était plongé dans ses questionnements, ses peurs. Sadate avançait si lentement, comme débarrassé de toute pesanteur…
J’étais trop jeune pour saisir la portée du geste de Sadate. Dans ma tête, ces images ont toujours été associées à celle d’Armstrong marchant sur la lune. La même frayeur, la même émotion…