Dans son le célèbre «Terre et mer», que nous avons déjà eu l’occasion d’aborder lors de précédentes chroniques, Carl Schmitt développe dans une approche autant historique que philosophique l’idée selon laquelle les éléments «terre» et «mer» ont depuis le commencement de l’histoire constitué les soubassements objectifs de l’émergence des imaginaires politiques, religieux, militaires, économique...
L’histoire a donc été de tout temps, selon le juriste allemand, un affrontement entre deux «nomos», entre deux «ordres», celui de la terre, la tellurocratie, et celui de la mer, la thalassocratie.
Mais dans sa conclusion, l’auteur admet volontiers que les nouvelles technologies ont en quelque sorte rendu caduque cette distinction, bien qu’elle perdure, voire structure encore les imaginaires politiques des différents États. Cependant, l’apparition de l’avion marqua, selon le juriste allemand, la conquête d’une troisième et nouvelle dimension: le ciel et l’espace. Ne parlait-on pas, à ce propos, durant la guerre froide de «conquête de l’espace»?
Le bouleversement des échelles de références et des possibilités de domination humaine sur elle-même et sur la nature ouvre peut-être la voie à un nouvel imaginaire qui réclame de réactiver d’autres figures mythiques. Si pour la terre ce fut le Béhémoth là où pour la mer ce fut le Léviathan, désormais, ou en tout cas depuis la Deuxième Guerre mondiale, il se pourrait que la figure du dragon, des Walkyries ou encore du Sphinx, soit la plus pertinente pour désigner la nouvelle structuration de puissance des États modernes.
A ce propos, toute la doctrine militaire de l’OTAN se fonde sur une suprématie aérienne qu’il s’agit de conquérir dès les premières heures du conflit. Une doctrine dont les limites sont atteintes dès lors que la suprématie aérienne devient inatteignable ou est de facto inexistante.
En témoignent les résultats sur le champ de bataille en Ukraine des unités formées par l’OTAN qui se sont avérées les moins efficaces militairement, comme en témoignent d’ailleurs certains experts ukrainiens, à l’instar de l’ancien conseiller du président Zelensky, Alexei Arestovitch.
Cependant, un autre aspect relevant de la dimension militaire aérienne nous impose désormais de mener des réflexions stratégiques extrêmement profondes. Je parle ici de cette nouvelle donne autant opérationnelle que tactique et stratégique, celle de l’irruption massive des drones dans les conflits modernes et les bouleversements stratégiques qu’elle est en train d’opérer au niveau des différentes doctrines militaires.
Le point de départ ne fut cependant pas le conflit russo-ukrainien, mais le conflit arméno-azéri de septembre 2022, durant lequel l’armée azerbaïdjanaise a obtenu une suprématie aérienne foudroyante, grâce à l’usage massif et intelligent des drones de fabrication turque, les Bayraktar TB2. Ces derniers ont rendu caduc, dès les premières semaines du conflit, l’ensemble des systèmes de batteries anti-aériennes de fabrication soviétique (S-200, S-300, BUK-M2, 9K33 OSA...), laissant l’armée de terre livrée à elle-même et à découvert.
Mais c’est en Ukraine que cette nouvelle doctrine a atteint son paroxysme. Cette fois, la nomenclature de drones utilisés de part et d’autre a englobé tout l’éventail existant en allant des drones lourds et sophistiqués (TB2, etc.) aux drones civils de fabrication chinoise ou occidentale, en passant par des drones suicides (Shahid, Lancet...).
Leur usage massif visait autant à détruire le potentiel militaire et infrastructurel de l’ennemi qu’à guider et corriger les tirs d’artillerie, collecter de précieuses informations sur les mouvements et positions de l’ennemi et harceler l’infanterie adverse par des lâchers de projectiles explosifs légers, créant ainsi un sentiment d’insécurité généralisé sur le champ de bataille.
L’efficacité redoutable des drones réside en partie dans le rapport coût-efficacité puisque le coût du missile utilisé pour en abattre un coûte souvent, comme dans le cas des systèmes «Patriot», infiniment plus cher que le drone lui-même, dont le coût peut ne pas dépasser quelques dizaines de milliers de dollars.
Dans cette perspective, des dons massifs de drones civils ont été effectués par des milliers de citoyens de part et d’autre.
Cependant, cela n’a été possible que parce que l’usage des drones était démocratisé autant en Ukraine qu’en Russie, bien avant le conflit, faisant ainsi qu’en temps de guerre, des milliers de drones étaient mis à disposition, ainsi que des milliers de personnes sachant les manier avec dextérité.
Qu’en est-il du Maroc et dans quelle mesure cette révolution, autant militaire que doctrinale, est-elle pensée et réfléchie sur le plan stratégique?
Difficile à dire, en raison du caractère légitimement secret de ce type de réflexion. Mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’au niveau civil, nous n’avons malheureusement pas ce potentiel technique qui pourrait, en temps de guerre, transmuter dans l’immédiat.
L’importation de drones au Maroc est désormais impossible en raison des mesures mises en place par la Douane. Quant aux drones déjà existants, leur usage est toujours couvert par une zone grise juridique.
Faites décoller un drone pour un usage artistique et scientifique et immédiatement, un gendarme, un policier ou un Mqaddam viendra pour interpeller, vous verbaliser ou vous confisquer votre bien. Vous voulez au préalable prendre une autorisation auprès des autorités? Je vous souhaite bonne chance et beaucoup de temps libre.
Posez la question aux différentes start-ups qui travaillent par exemple dans le secteur de l’agriculture digitale, et elles vous raconteront la galère qu’elles vivent de manière récurrente dès lors qu’il s’agit de recourir à des drones. Certes, la dimension sécuritaire réclame une réglementation de l’usage des drones, ne serait-ce que pour la sécurité des citoyens au sens large. Mais réglementation et interdiction, par défaut, ne sont pas tout à fait la même chose.
Quoi qu’il en soit, il me paraît impératif de mener cette réflexion en profondeur, car la démocratisation réglementée des drones au Maroc constituera la condition sine qua non d’une préparation potentielle de la société civile marocaine à une mobilisation technologique et moderne aux conflits de l’avenir, et sans laquelle nous serons condamnés en temps de guerre à combattre à travers un paradigme de plus en plus caduc.